Ce que propose Amos Gitaï dans Yom Yom, deuxième volet de sa trilogie sur les villes israéliennes (commencée avec Devarim, sur Tel-Aviv, et qui finira avec Kaddosh, sur Jérusalem), c’est un état des lieux de Haïfa, la ville où une tradition de mixité entre Arabes et Juifs perdure au-delà des conflits politiques et religieux qui touchent le reste du pays. Ce qui le distingue d’emblée d’un film « à tendance » sociologique ou historique, c’est que son auteur n’hésite jamais, au contraire, et au-delà du stéréotype qui s’attache au conflit entre Israéliens et Palestiniens, à rendre compte des doutes qui assaillent ses personnages, et pourquoi pas, à tenter de les résoudre, grâce à l’outil cinématographique. Moshé, le trentenaire (et « ado » attardé) de Yom Yom, est ainsi traversé par un conflit qui se joue sur deux plans. Le premier le dépasse largement. Il est d’ordre mythique et se rapporte à son identité religieuse. Enfant d’un couple mixte, est-il plutôt juif ou plutôt arabe ? Le second, d’ordre affectif et privé, le touche dans son identité masculine. Doit-il se décider à quitter sa femme, avec qui il ne s’entend plus, et s’installer avec sa maîtresse ? Ce qui se joue là, sur ces deux niveaux, c’est le balancement entre le collectif et l’intime, entre le plan large et le gros plan.
Tout le film se situe alors dans ce va-et-vient, comme si Guitaï cherchait toujours à se trouver à la bonne distance de son (et ses) personnage(s). Trop près (le gros plan), il y a toujours un personnage exclu, rejeté hors-champ (la scène de dispute entre Moshé et Didi, sa femme, ne cadre jamais les deux personnages ensemble), trop loin (le plan large), on ne voit plus rien du tout (les écrans de surveillance observés par la femme flic et représentant des images de la ville prises d’hélico ne donnent jamais rien à voir). Être à bonne distance, c’est, on finit par le comprendre, se trouver quelque part entre les deux, proche du plan dit serré, mixte du gros et du large. On découvre alors l’importance du cadre, du cadre en tant qu’espace de vie. Frontière entre le champ et le hors-champ, le cadre est travaillé comme s’il s’agissait d’une frontière territoriale. Pour l’humaniste qu’est Guitaï, la réconciliation entre les différentes communautés, et de Moshé avec lui-même, passe par leur présence dans le même cadre, dans le même espace de vie, dans le même territoire.
La plus belle scène du film (et peut-être une des plus belle du cinéma de ces dernières années) est une scène de réunification. A la mort de Hannah, la mère de Moshé, qui a fait don de son corps à la science, une cérémonie funèbre s’improvise dans le minibus qui ramène tout le monde de l’hôpital. Le cadre, dont les bords épousent la carrosserie du véhicule, rassemble Moshé et sa femme, Moshé et son père, un rabbin et un arabe, et offre une image de réconciliation sociale et religieuse. Précisons qu’ici, réunir, ce n’est pas unifier, mais confronter (ce n’est pas un seul chant funèbre qui s’élève dans le minibus, mais deux, l’un à la suite de l’autre, l’un en hébreux, l’autre en arabe). Comme le souligne Guitaï dans un entretien, c’est aussi là le potentiel du cinéma moderne : « travailler dans un pays précis, avec des gens qui se sont déplacés sur toute la surface de la terre. »