Comment expliquez-vous un tel regain d’intérêt pour le film qui avait, à l’époque, mis votre carrière en péril ?
C’est inexplicable. La seule raison, peut-être, c’est que la jeune génération de critiques, de cinéphiles et d’historiens à laquelle vous appartenez n’est pas influencée par ce qui s’est dit, et surtout écrit, à l’époque. J’ai toujours été profondément intrigué par ce phénomène, d’ailleurs : pourquoi certains contemporains d’Orson Welles sont restés aveugles face au génie de Citizen Kane, tandis que les générations futures le tiennent indiscutablement pour le plus grand film jamais réalisé ? Pourquoi Vincent Van Gogh n’a-t-il pas vendu la moindre toile de son vivant, alors qu’on se les arrache aujourd’hui pour des centaines de millions ? Impossible de le savoir. Est-ce que Sorcerer serait d’une actualité plus brûlante aujourd’hui qu’en 1977 ? Aucune idée, vraiment.
Toujours-est il qu’on en parle aujourd’hui comme de votre grand-oeuvre…
… c’est le cas, à mes yeux.
Cela pose une question intéressante : vous avez toujours dit que vous vouliez faire de Sorcerer, depuis l’origine, votre Magnum opus. Peut-on raisonnablement « décider » de mettre un chef d’oeuvre en chantier ?
Il faudrait être très arrogant pour raisonner en ces termes. En ce qui me concerne, je me suis lancé dans l’aventure de Sorcerer en y pensant comme… (il réfléchit longuement) à un film pas mauvais du tout. Quoi qu’il en soit, je peux affirmer rétrospectivement que c’est le film dont je suis le plus fier. Celui dont je me sens le plus proche. Je n’en dirais pas autant des autres. Je ne me risquerais pas à parler de chef d’oeuvre, mais il me semble que c’est l’unique moment de ma carrière où j’ai réussi à toucher du doigt une sorte de vérité sur la nature humaine. Ma hantise, à ce moment-là, aurait été de raconter l’histoire de surfeurs courant sur une plage, ou celle d’un couple traversant une crise sentimentale sur la terrasse d’un village-vacances ; parce que le sujet de ce genre de films est toujours exprimable en deux phrases. Ce n’est pas le cas de Sorcerer, et j’en suis fier. Enfin, on pourrait dire que c’est un film sur le mystère du destin. Et sur les efforts de l’espèce humaine pour faire face à la mort… Ce n’est pas un message très plaisant. À ce titre, je comprends pourquoi il n’a pas marché ! Personne n’avait envie de partager ces angoisses-là. Et puis, pour revenir à cette question du « chef d’oeuvre » : il faut voir que la plupart des compositeurs virtuoses ont travaillé a révéler la meilleur part de nous-mêmes. Chaque symphonie de Beethoven s’achève sur une note d’espoir. Pour tout vous dire, c’est précisément ce qui me sépare de quelqu’un comme Beethoven. Une oeuvre d’art atteint son point d’orgue quand elle parvient à redonner confiance en la vie, or je ne suis pas certain que Sorcerer possède cette vertu.
Il y a pourtant une grande beauté tapie dans les ténèbres de Sorcerer…
Eh bien, c’est bon à savoir. Parce qu’au moment de préparer le film, mon esprit était encombré d’idées noires sur la complexité des relations humaines. Il y a bien sûr une métaphore géopolitique dans le script : la situation de ces quatre types reflète celle du monde à l’époque – mais elle vaut encore aujourd’hui. Si les différentes nations ne trouvent pas un moyen de coopérer, tout explose. Les convoyeurs n’ont a priori aucune complicité, aucune admiration mutuelle, voire même aucun respect ; mais ils doivent s’entendre, ou bien ils sont foutus. Il s’avèrera qu’ils sont foutus de toute façon. Si vous voulez, le film s’approche davantage d’une idée cartésienne de l’existence que de la morale judéo-chrétienne de rigueur.
Le chapitre de vos mémoires racontant la genèse de Sorcerer s’intitule « Hubris ». L’orgueil a-t-il été un moteur pour faire le film ?
Oui, en un sens. Il faut faire preuve d’une indéfectible confiance en soi pour s’engager, avec des dizaines d’autres personnes, dans un voyage aussi risqué et tempêtueux. Une fois entré en pré-production, mon désir d’en découdre avec les éléments était aussi fort que celui des personnages, donc en ce sens, oui, l’orgueil fut une boussole. Mais au moment de tourner dans l’Équateur, j’ai mis de côté les thèmes sous-jacents de cette histoire. Je me suis plutôt efforcé de raconter un récit d’aventure, en me disant que le film serait perçu de cette façon. J’avais en tête quelques modèles classiques, comme le Nostromo de Joseph Conrad : une épopée sérieuse, profonde, avec assez de place pour les émotions troubles. Certes, avec un tel modèle, mon ambition était fatalement très haute… Mais je n’ai jamais tourné un seul plan en préméditant une portée universaliste, ou que sais-je. Mon souci premier était de faire un film honnête. Pas comme ces divertissements remplis de héros bidons, accomplissant des actes impossibles.
Mais il y est tout de même question d’accomplir l’impossible : en luttant contre les éléments, les quatre pèlerins défient les lois de la physique, notamment lors de la traversée du pont…
C’est vrai, cette séquence était précisément impossible à tourner. Ou presque. Mais la différence avec les divertissements à effets spéciaux dont je vous parle, c’est que nous avons dû réaliser tout ce qui est montré à l’image. C’était de la folie pure, mais j’ai eu la chance de faire équipe avec des gens assez cinglés pour me soutenir : mon décorateur John Box, qui avait travaillé avec David Lean, a conçu le pont et l’a mis sur pieds… à deux reprises ! Nous partagions la même folie, je crois. S’imaginer que nous pourrions nous en sortir de cette manière, c’était effectivement très orgueilleux.
Pour vous, cela en fait-il un « grand film malade », selon la définition de Truffaut ? Un chef d’oeuvre victime de la trop grande confiance en lui de son auteur…
Je n’y ai jamais pensé en ces termes, et surtout pas au moment de tourner cette scène, mais c’est un parallèle intéressant. Je peux vous dire que sur le plateau, c’est moi qui était malade. Littéralement !
Cette séquence, parmi d’autres, fait de Sorcerer l’un des rares grands films d’action travaillant à ce point la lenteur et la pesanteur… Et peut-être l’un des derniers : Star Wars, sorti le même jour aux États-Unis, allait bien sûr faire basculer Hollywood dans l’ère de la vitesse.
C’est très juste. Le dernier film concerné par la pesanteur… Superbe, laissez-moi en prendre note ! (Il griffonne quelques mots sur un bout de papier.) En effet, je n’y avais jamais pensé, mais la gravité a quasiment disparu à Hollywood après Sorcerer. Or c’est l’obsession du film, avec la lutte contre les forces de la nature, encore une fois…
À propos de vitesse, vous restez rétif au cinéma d’action contemporain ?
Oui, et je le déplore. Je ne sais toujours pas ce que le public va chercher dans ces histoires de types qui prétendent sauver le monde affublés d’une cape et recouverts de Spandex. Surtout, en tant que simple spectateur, je reste de marbre devant ces spectacles chaotiques. J’ai tenu trois minutes devant Mad Max : Fury Road, alors que j’avais adoré les deux premiers volets. Je ne saisis pas l’enjeu de ces courses-poursuites. Ce n’est pas forcément de la faute des films : c’est moi qui n’arrive pas à m’y faire.
C’est ironique : vous êtes aussi l’auteur de French Connection qui, lui, réinventait la course-poursuite et imposait une manière inédite de filmer la vitesse…
C’est vrai, mais encore une fois, ce n’est pas un défi que je me serais fixé. En héritant du script de French Connection, j’ai vu l’occasion de fabriquer pour la première fois ce que je considérais comme du « vrai cinéma ». La course-poursuite est propre à ce médium : vous ne pouvez pas la mettre en scène dans un roman, ni sur les planches, ni sur une toile. C’est l’essence même du cinéma : Le Mécano de la générale a tout inventé, voilà encore un exemple de chef d’oeuvre incontestable. J’ai découvert que j’étais plutôt bon dans la discipline, et cela m’a encouragé à faire quelques autres tentatives dans ce domaine. Cela ne veut pas dire que je me considère comme un metteur en scène d’action, spécifiquement.
Avant 1977, votre filmographie était étrangement clivée : French Connection et L’Exorciste visaient une forme spectaculaire, là où L’Anniversaire ou Les Garçons de la bande investissaient des espaces clos, peut-être mentaux, où le Mal semblait abstrait… Sorcerer fut-il pour vous le moyen de concilier ces deux voies ?
C’est possible, dans une certaine mesure. Pour ce qui est de la scénographie, du fait de ménager à la fois un univers mental et une épopée terrienne, c’est certainement vrai. En tout cas, avoir tourné autant de huis-clos que de films à grand spectacle a été bénéfique, puisque le film alterne les intérieurs confinés, voire étouffants, et les grands espaces.
French Connection fut souvent considéré comme réactionnaire, alors que vos premiers films sont indiscutablement progressistes… Sorcerer échappe quant à lui à tout marquage politique.
Je ne me suis jamais considéré comme radical, de quelque bord que ce soit. Je ne me sens pas non plus réactionnaire. Simplement, je ne suis ni de gauche, ni de droite. De toute ma vie, je n’ai jamais accordé confiance aux leaders politiques. Au fond, c’est une position assez banale : en Amérique, on ne vote pas ! Nous sommes moins de la moitié a nous déplacer pour mettre un bulletin dans l’urne. Est-ce dû à la paresse, ou bien à l’incapacité des dirigeants à motiver le peuple ? Tout ce que je sais, c’est que si Abraham Lincoln, Theodore Roosevelt ou Harry Truman s’étaient présentés aux élections de mon vivant, alors j’aurais probablement voté. Mais j’attends encore le candidat en qui je puisse faire confiance. Je continue à croire que la démocratie est la forme de gouvernement la plus valable, mais je refuse d’avaler ce que débitent les représentants du pouvoir en place. Personne ne va débarquer dans un costume de Spandex pour sauver l’Amérique.
Il n’y a pas de sauveur non plus dans Sorcerer, et pas d’antagoniste concret : le Mal est sans visage, tout comme le Graal poursuivi par les personnages reste vaporeux.
Oui, et cela définit parfaitement ma position. Je ne crois pas au Mal absolu, mais je ne crois pas non plus au paradis perdu qui vous attend à l’arrivée. En un sens, cela doit vouloir dire que je ne suis pas heureux. Mais l’idée que Bien et Mal coexistent en chaque être humain vous permet de voir les choses autrement : je ne crois pas aux super-héros, mais je ne crois pas non plus aux « super-vilains » ! Hitler est sans aucun doute l’être le plus vil qu’a connu le XXème siècle, et pourtant, il devait bien y avoir certaines qualités en lui. L’addition de ses tares et de ses qualités en ont fait l’incarnation du Mal aux yeux du monde ; mais cette part vile existe de manière imperceptible en chaque personne. Elle est partout.
Si la nitroglycérine est une métaphore de la bombe H, elle évoque malgré tout la menace d’un châtiment divin. Mais le couperet tombe de façon particulièrement arbitraire…
Oui, c’est en cela qu’il ne faut pas voir Sorcerer comme un film judéo-chrétien.
Ce rapport ambigu au châtiment évoque vos revirements sur la question de la peine capitale : vous avez tourné trois films dont le propos se situe résolument contre, sauf que l’un d’eux, Le Sang du châtiment, a connu une version pro-peine de mort…
Mon opinion a simplement changé. Quand j’ai commencé à travailler sur la première version du Sang du châtiment (dont la fin penche contre la peine de mort, ndlr), j’étais contre cette mesure drastique. Mon premier film, le documentaire The People vs. Paul Crump, avait sauvé la vie d’un homme coincé dans les couloirs de la mort. Mais il est vrai qu’au fil des années, mes convictions avaient été éprouvées : depuis l’affaire Paul Crump, l’Amérique a connu l’assassinat de Kennedy, celui de Martin Luther King, les horreurs commises par la Manson Family… Quelques temps après la sortie du Sang du châtiment, j’ai fini par changer d’avis à force de voir ce manège se perpétuer. D’où le second montage du film en 1992, et sa fin modifiée. J’ai commencé à me demander à quoi bon laisser ce genre de meurtriers en vie. Je ne suis pas spécialement fier de ce changement d’opinion, mais il s’est simplement opéré en moi. À l’époque où j’ai grandi, l’histoire meurtrière était plus maigre. Évidemment, il y avait la Seconde Guerre, mais il s’agissait d’une guerre juste, contrairement à la Corée, au Vietnam, à l’Irak et à l’Afghanistan… Ces bouleversements ont accompagné ma vie d’adulte, et m’ont fait parvenir à la conclusion que la bonté de l’être humain a perdu le combat. Sorcerer reflète déjà une première étape de cette évolution psychique.
Le feu, au-delà de toute considération morale, est un motif récurrent chez vous : on en retrouve un usage singulier dans Police fédérale Los Angeles…
Les deux adversaires de Police fédérale partagent un même désir de mort : l’un désire mourir par le feu, l’autre par la noyade. C’est pour cela que j’ai démarré le film de cette manière : Willem Dafoe brûle la toile qu’il vient de peindre, tout comme il finira par brûler sa fabrique de faux billlets ; et pendant ce temps-là, William Petersen se jette au-dessus de l’océan, suspendu à un élastique. Dans Sorcerer, c’est la même chose : ces hommes désirent se battre contre les éléments plus que tout au monde. L’humanité entière nourrit cette pulsion de mort. Les voyages que j’ai vécus depuis cette époque me l’ont confirmé : le monde contient tant de beauté, mais aussi tant d’appétit pour sa propre destruction. Sorcerer n’est autre que l’histoire de ce paradoxe, si tant est qu’il soit possible de raconter une telle histoire.
À propos de Police fédérale Los Angeles : il paraît que Nicolas Winding Refn, qui a beaucoup emprunté au film dans Drive, vient de réaliser un long entretien avec vous…
C’est exact, il a enregistré plusieurs heures d’interview. Le résultat sera intégré au Blu-Ray français de Sorcerer. De la même manière, j’avais moi-même tourné un entretien avec Friz Lang dans les années soixante-dix…
Vous sentez-vous des affinités avec Refn ?
C’est drôle : il prétend être une autre version de moi-même, plus jeune de quarante ans.
Vous êtes d’accord ?
Eh bien… Je le laisse penser ce qu’il veut ! En matière de réputation, je vois où il veut en venir. Mais son cinéma est très différent du mien. J’ai bien fait un ou deux films qu’on pourrait comparer à Drive : Police fédérale Los Angeles, et aussi, peut-être, French Connection. Mais la comparaison s’arrête là. Drive est un film plus éthéré, et paradoxalement, peut-être plus… musculeux. En tout cas, en matière de personnalité, je n’ai aucune idée de ce dont il veut parler !
Son Los Angeles est plus fantasmatique que le vôtre : Drive est pour une bonne part un film de cinéphile, travaillant l’imagerie propre à cette ville…
Oui, vous avez raison, je n’ai sans doute jamais tourné un « film de cinéphile ». Le Los Angeles de Police fédérale vient d’un rapport bien plus intime, que j’ai pu entretenir avec ce milieu et ses infrastructures. Enfin, si tant est qu’on puisse parler « d’intimité » avec Los Angeles… Disons que c’est une rêverie très personnelle. À l’époque, il persistait encore une sorte de vision touristique de L.A., et mon film s’amusait à la déconstruire. En ce sens, le film de Nicolas est plus « touristique », il embrasse plus volontiers les clichés associés à Hollywood. Mais attention, même si c’est une vision qui m’est étrangère, je trouve le film brillant. On pourrait d’ailleurs le comparer au Driver de Walter Hill, bien plus qu’à Police fédérale.
À propos, votre entretien avec Fritz Lang est formidable.
Je vous remercie. S’il est réussi, c’est sans doute parce que Lang me fascinait profondément. L’idée m’est venue subitement, au début des années soixante-dix : je ne savais même pas s’il était encore envie, mais en revoyant les films de sa période allemande, j’ai été si chamboulé que j’ai appelé la Director’s Guild pour savoir s’il y était encore inscrit. J’ai demandé à ce qu’on le contacte de ma part, en vue d’organiser un entretien. À ma grande surprise, il m’a répondu en personne quelques jours plus tard, en me proposant de discuter chez lui. Je me suis rendu à sa villa cinq jours de suite, avec au moins quatre caméras, et me suis retrouvé avec une centaine d’heure de rushes réparties sur différents angles. Sans trop savoir comment, j’ai réussi à tout compiler en 40 minutes, ce qui était un sacré exploit : son phrasé était terriblement lent et hachuré, il marquait de longues pauses entre chaque phrase et entamait chaque réponse par un long : « weeeeell… » ou un « hmmmmm… » Mais j’ai été très heureux de le rencontrer, mon admiration était sans bornes. Le plus étonnant, c’est qu’il faisait bien peu de cas de sa période allemande. Il qualifiait M. le maudit ou Metropolis de « boursouflés » et « d’immatures », et semblait avoir une bien plus haute opinion de ses films d’aventure américains… Lesquels, à mes yeux, sont d’intérêt moindre en comparaison avec un chef d’oeuvre comme Le Testament du Docteur Mabuse. Cela renvoie à ce que je vous disais à propos de Sorcerer : la définition d’un chef d’oeuvre est toute relative…