On ne s’étonne pas qu’au terme de son Grand Chelem sur la route des festivals, un tel film finisse par venir faire concurrence au Sauveur en personne. De Sundance à Deauville, le deuxième long du jeune Damien Chazelle (lire notre interview) s’est imposé à la fois comme outsider miraculeux et comme spectacle implacable : le jazz furieux, la fable initiatique et la mécanique de précision (de l’écriture, du montage) s’accordent à merveille dans Whiplash, ce qui explique sans doute sa razzia de récompenses, et lui promet probablement un vrai succès populaire.
Plus étonnante est l’adhésion massive des faunes festivalières à un film non seulement dédié à des valeurs rarement défendues ouvertement (l’ambition hypertrophiée, la rigueur artistique confinant au fascisme), mais encore littéralement construit autour d’elles. Whiplash se noue autour des rapports violents et magnétiques entre un prof de jazz draconien (J.K. Simmons, vu dans Oz et dans Spiderman, ici parfait en réincarnation du Sergent Hartman de Full Metal Jacket), et son jeune élève, candide recrue qu’une formation radicale va changer step by step en petit monstre d’arrogance. Le tour du film consiste à mettre sans cesse à l’épreuve les frontières éthiques du jeune bleu, en même temps que celles du public. Transi par sa quête de virtuosité, notre batteur endure sans trop broncher les brimades du gourou, censées le hisser au sommet de son art. Il sera plusieurs fois amené à baisser les bras, encouragé par l’évidence de la folie de Simmons, mais l’émule finira par franchir tous les caps moraux pour briser, avec l’aide de son mentor, la cosse du génie larvé en lui. Esquivant le prêchi-prêcha qu’on pouvait redouter, le film l’accompagne dans ce trajet, saluant sa pugnacité par sa forme même (une épopée au millimètre, un efficace film d’action – probablement le plus galvanisant de l’année), et récompensant même les efforts de l’élève au terme d’un somptueux climax en forme d’apothéose scénique.
Avec ses morceaux de bravoure frénétiques, Whiplash pourrait d’ailleurs avoir l’air de noyer son idée sulfureuse (en gros : la beauté du jazz passe par la violence, justifiant le diktat de Simmons) dans une grande communion musicale béate et lénifiante. Mais le soupçon s’estompe vite : il s’agit bien pour Chazelle d’appliquer à sa mise en scène la fièvre nietzschéenne de ses personnages, pour atteindre le même pic de perfection extatique. Sa force, surtout, est d’épouser cette furia malade sans jamais nier sa dimension fasciste, bien au contraire : tout comme le batteur lutte avec la technique pour débusquer le sublime, le film dépense son énergie à extirper la beauté logée dans la rigueur extrême – non sans une certaine mélancolie, filtrant ici et là aux entournures du récit. Ainsi le finale, sous ses atours de happy end, résonne aussi comme un couperet fataliste pour le héros. D’où l’ambivalence malicieuse de cette longue partition héroïque et grave qu’était en fait Whiplash : quand retentit sa coda, le public se lève comme un seul homme pour applaudir le dernier sacrifice d’un fou – et la création d’un monstre, donc, par un tyran infaillible.
Cette ambivalence fait de Whiplash un film à la fois possédé et terrifié par la quête de virtuosité, abandonné à sa propre fascination pour les sommets esthétiques et pour les moyens les plus scabreux d’y parvenir. Davantage que le beau, ou que la musique en soi (dont on jouit en fin de compte assez peu, excepté dans le dernier quart d’heure), l’enjeu reste cette étrange fascination pour la grandeur : le regard est au centre du rapport sadomasochiste du maître et de son disciple, depuis les premiers instants voyant le second observer, en bon peeping Tom, le premier par le hublot d’une salle de classe, jusqu’à leur affrontement final disputé par oeillades entendues. Et si Whiplash ne manque donc pas de faire transpirer la névrose au fond de cette passion pour la maîtrise, il ne se prive pas non plus de donner à savourer son ivresse.