Ça piaffe, ça trépigne sur la planète geek : voici enfin, par le poète no-life Zack Snyder, l’adaptation du plus réputé des comic books, le grand œuvre d’Alan Moore, le sommet de la culture comics, le visionnaire et tragique, le « réputé-inadaptable » : Watchmen. De Snyder, on garde bien sûr le souvenir étonné de son 300, machin bourrin et soyeux qui faisait suite à une relecture de Zombie (L’Armée des morts) pas bégueule non plus. Au jeu toujours un peu bête du fidèle ou pas-fidèle ?, les fans les plus intégristes pourront soupirer d’aise car Snyder a eu recours à 2h40 de métrage pour bien raconter tout, et dans le détail. Si quelques épisodes manquent naturellement, faute de place, dans ce film plein comme un œuf, le cinéaste et ses scénaristes ont réussi à en faire un tout cohérent, où même le non-initié peut s’y retrouver. C’est d’ailleurs la première impression d’ensemble du film, au point de vue narratif : impression d’avoir affaire à une multitude d’organes à la fois indépendants (les nombreux épisodes qui nous font décrocher d’un récit linéaire qui soutient toute la narration) et ajustés les uns aux autres pour former un grand corps pensant.
Mais stop. D’abord, c’est quoi Watchmen ? Watchmen, c’est un roman graphique paru en 1987, imaginé par Alan Moore et dessiné par Dave Gibbons. C’est une uchronie, ce genre qui réécrit l’histoire à partir d’un événement modifié arbitrairement. Ici, l’action se déroule en 1985, les USA ont gagné la guerre du Vietnam, Nixon entame un cinquième mandat et le monde est à deux doigts de la guerre atomique, à cinq minutes de minuit sur l’horloge de l’apocalypse. Comment en est-on arrivé là ? Pour faire bref, disons que dans les années 30, des individus plus ou moins anonymes ont enfilé capes et moule-burnes pour faire régner l’ordre. Plusieurs générations se sont succédées. Parmi ces autoproclamés super-héros, le Dr. Manhattan, comme le projet du même nom, un géant bleu mélancolique, le seul à posséder des super-pouvoirs (et lesquels : il maîtrise la matière à l’échelle moléculaire, voit le passé et l’avenir, et voyage sur Mars, tranquillou). C’est ce surhomme, quasi divin, qui a gagné la guerre du Vietnam à lui tout seul, c’est l’arme absolue. Car les Watchmen, du moins certains, se sont mis au service de l’état, qui finalement les a rangés au placard (sauf Manhattan, trop précieux), parce que la foule demandait des comptes – reprenant à son compte une célèbre citation de Juvénal, le peuple réclamait une réponse à cette éternelle question : « who watches the Watchmen ? ». L’histoire, de toute façon, est trop complexe pour être ainsi résumée. Ce qu’il faut retenir, c’est cette manière assez radicale d’allégoriser la société de contrôle. De l’usage de la menace en démocratie – ou : l’éternel retour du Léviathan – tel est le sujet, à quoi Valéry apposerait volontiers sa formule : « deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre ».
On entre dans Watchmen par un générique extraordinaire, un morceau de bravoure d’une poignée de minutes qui est de loin le plus beau moment du film : sur The Times, they are a-changin’, les pages de l’histoire américaine du XXe siècle s’égrènent à la manière des feuilles d’un calendrier. Les puissants signes de datation convoqués (Hiroshima, l’assassinat de Kennedy, l’homme sur la lune, etc.), s’y trouvent altérés par le principe uchronique : ainsi Enola Gay n’existe plus, remplacé par Spectre Soyeux, le nom d’une Watchwoman ; on découvre le réel assassin de Kennedy ; sur la visière de Neil Armstrong se reflète une célèbre silhouette bleue. Le tout décoré comme du David LaChapelle, et agrémenté de saynètes montrant la gloire et la décadence des super-héros. C’est proprement vertigineux.
Après une pareille entrée en matière, le film peine à retrouver cette altitude. Mais son principe narratif maintient un rythme, fût-il anormal, jusqu’à un affrontement final plus traditionnel. Ce principe fait ressembler Watchmen à un action-movie contrarié : un récit neutralisé, où chaque station vaut pour elle-même, et comme une réflexion sur ses prémisses. Si bien que les scènes d’action sont essentialisées à l’extrême, ramenée à leur idée pure, au ras du cliché et de la banalité. Exemple : la scène où deux Watchmen ressortent les combis, partent veiller sur la ville, interviennent sur un incendie, sauvant les gosses qui hurlent à l’étage. On n’imagine pas fournir une représentation plus plate et plus canonique du métier de super-héros que cette séquence, d’autant que les deux personnages, pour marquer leur jouissance à sauver la veuve et l’orphelin, s’envoient aussitôt en l’air dans leur vaisseau, sur fond de Halleluiah de Leonard Cohen. Dans ces moments-là, plus que dans les brainstormings un peu fastidieux qui parsèment le film, se donne un art de l’explicite et du premier degré, de la décomposition (presque de la déconstruction) propre à Zack Snyder, et qui fait le charme ambigu de ses films. Un art dénudé qui, surtout, percute de plein fouet la mythologie du super-héros. C’est plus profond que l’aspect sombre et désenchanté de cette culture tel qu’il est révélé par la BD et à sa suite le film, plus intense peut-être que son appétence pour la question de l’insurrection, telle que Snyder la laisse transpirer sur les murs, où à la faveur d’un regard lancé par un figurant portant une pancarte contestataire. Cela touche à l’essence même du super-héros qui, affrontant périls de quartier ou gouffre d’angoisse métaphysique, demeure toujours (et là en particulier, puisque les super-héros n’ont pas de pouvoirs) un type en collant, slip, cape et bonnet. Quelqu’un que l’on ne peut pas prendre au sérieux, tant son devenir jouet, son devenir figurine, relève de sa constitution même. Et pourtant, c’est à cette condition carnavalesque qu’il peut devenir puissant, néfaste même, peut-être un surhomme ou un demi-dieu.
Cela dépasse la simple crise morale du super-héros telle qu’elle fut peinte très souvent (le refrain du côté obscur, cf. les derniers Spiderman & Batman), et regarde du côté de l’imaginaire du héros américain (celui qu’examinait Cronenberg dans A History of Violence), dont le super-héros n’est qu’une variation déguisée, une sublimation exaltée et grotesque (les déguisements des Watchmen sont, littéralement, ridicules). Watchmen, par sa démesure et sa complexité, sa violence d’enfant-roi, d’enfant-fou (Nixon, avec son nez en péninsule, commande les opérations depuis la rotonde de Docteur Folamour) pose ces paradoxes et ces fractures avec une incroyable énergie, une foi malade, et ramasse d’un coup dix ans de colonisation de l’imaginaire hollywoodien par le catéchisme inquiétant des super-héros.