Présenté au festival de Cannes 2012, le nouveau Resnais portait sans doute le titre le plus gonflé de la sélection. Ce n’est pas le moindre plaisir pris face à chaque opus du cinéaste nonagénaire, de constater l’intacte irrévérence, la malice nichée partout, l’humour en dépit de la gravité d’une oeuvre de soixante ans comptant parmi les plus importantes de l’histoire du cinéma et qui a toujours été forte de déjouer les attentes du public et de la critique, de saper avec espièglerie la réputation de « grantartiste » acquise par le cinéaste dès Hiroshima, mon amour en 1959. Autant le dire d’emblée, le dernier Resnais est un peu en-deçà des promesses de son titre. Si la visite dans l’atelier du maître apporte évidemment son lot d’émotions, si le génie de la lampe fascine encore, notamment cet art sublime de glisser sur les visages, de filmer et d’enregistrer les mots prononcés comme pour la première fois par des acteurs en état de grâce, Vous n’avez encore rien vu déçoit plutôt dans l’ensemble, donnant sinon une impression de déjà-vu, au moins celle d’un art bien rôdé, sûr de ses effets et qui surprend rarement.
Revenons d’abord sur son étrange début et le fameux dispositif qui lui sert de pitch. Passons sur le hideux et kitschissime générique, succession bâclée de dessins de l’Antiquité sur amphore ou mosaïque qui vient lourdement rappeler la matière principale du film : Eurydice, la pièce de Jean Anouilh créée en 1941, relecture moderne du fameux mythe antique d’Orphée et d’Eurydice, déjà visité par Cocteau en 1949. La séquence d’ouverture, d’ores et déjà d’anthologie, fait entendre des sonneries de téléphone et montre en gros plan les visages d’une dizaine d’acteurs et actrices répondant à un appel téléphonique. Chacun est nommé par son véritable nom – « Allo, Pierre Arditi ? – Oui, c’est moi » – et apprend la disparition d’un metteur en scène qui les a fait jouer naguère. Tous doivent se rendre dans une grande maison où ils entendront le message posthume de l’artiste disparu : celui-ci leur projette la captation filmée d’une mise en scène un peu fauchée de sa pièce Eurydice par une jeune troupe afin de connaître leurs impressions.
Première mise en abîme d’un récit qui en aura beaucoup : nous, spectateurs du Resnais regardons d’autres spectateurs qui regardent la captation. Que ces spectateurs soient des acteurs qui jouent leur propre rôle est évidemment le plus intéressant : il y a là une piste documentaire pour aller vers le film, comme un portrait d’eux, hors travail, qui est stimulante. Chacun d’eux ouvrant la porte de la maison se voit offrir un premier exercice de jeu théâtral qui aurait plu au Louis Jouvet d’Entrée des artistes. On cherche sur le visage les traces d’une expression et on s’amuse à voir l’acteur jouer l’acteur. Mais cette entrée s’avère vite une impasse : ce qui est donné à voir des acteurs et actrices themselves est très pauvre : rien ne s’échange entre eux, ni quand ils se retrouvent, ni quand ils ont vu le film. Certes, on voit bien que ce n’est pas ce qui intéresse Resnais ; mais alors quel intérêt de garder leur véritable patronyme et de les rassembler devant un écran et un film dont ils – et Resnais avec – ont l’air de ne rien penser, si ce n’est pour créer un gimmick facile, une fausse piste avantageuse pour démarrer enfin ? Commence alors la mise en scène de la pièce d’Anouilh filmée avec maestria par Alain Resnais et magnifiquement jouée par ses acteurs qui vont sortir de leur statut de spectateurs passifs pour retrouver leur corps et leur voix.
Autrement dit, une fois compris que le dispositif est un attrape-nigaud – Resnais nous pardonnera ce mot, très raccord avec la langue d’Anouilh – qui fait la pose pour rien et qui donnera une fin ratée car sans enjeux, ne reste plus qu’à admirer la beauté du texte d’Anouilh dans le labyrinthe d’espaces et les couloirs du temps chers au réalisateur de Muriel et de Providence. La très belle idée du film est bien sûr de faire circuler le texte d’Anouilh entre les corps et les voix d’acteurs de toute génération. C’est là qu’il touche parfois au sublime, dans les allers-retours entre Arditi-Azéma et Wilson-Consigny. C’est là aussi qu’on retrouve tout l’art combinatoire du grand Resnais : l’espace est infini et aussi très étroit ; le temps joue des tours même si l’obsession de la Mort écrase l’Eternité. L’amour et le bonheur qu’il promet sont les grands thèmes de la pièce d’Anouilh, comme un écho décisif à l’oeuvre de Resnais : « Je t’ai rencontré quelque part, ici, ailleurs ou autre part / Il se peut que tu t’en souviennes / Sans se connaître, on s’est aimé / Et même si ce n’est pas vrai / Il faut croire à l’histoire ancienne ».