Si avec Virgin suicides Sofia Coppola ne repousse pas les limites du cinéma en réinventant ses formes, elle pioche avec une acuité sans faille dans le stock des virtuosités filmiques déjà en magasin pour n’en conserver que celles qui modèlent son sujet avec la plus grande justesse. Une telle pertinence dans l’usage des fondements traditionnels de l’art cinématographique, en évitant la prouesse édifiante déplacée et en privilégiant le geste retenu mais éclatant, peut également amener à toucher du doigt le nirvana du cinéma. Résultat : une « bande-film-originale » jubilatoire, sous la forme d’un enchevêtrement indifférencié de sons, d’images et de musiques qui vibrent d’un même élan, une sorte de condensé cinématographique pur jus dont aucune partie ne saurait exister isolément. Sous une telle impulsion, les brusques accès d’euphorie comme les tourments mélancoliques qui agitent cinq sœurs aux allures de déesses, et en pleine puberté, jaillissent avec la même violence déstabilisatrice que les bouffées sentimentales propres à l’adolescence.
Des corps en train d’éclore dans la douleur, de soudaines irruptions affectives désordonnées, des jeunes filles désorientées et des adultes dépassés (voir le psy complètement à côté de la plaque et repris au vol par Cécilia Lisbon au sortir d’une tentative de suicide, ou la mère des cinq suicidées qui malgré sa sévérité étouffante répète inlassablement qu’il y a « plein d’amour dans [sa] maison ») : Virgin suicides accompagne les méandres douloureux de l’adolescence vers une incontournable fatalité tragique. Les boucles musicales d’une impeccable bande originale composée par Air, aussi douce que claustrophobique, rendent d’ailleurs toute échappée illusoire. Mais en diluant les responsabilités (naïveté amoureuse face au play-boy fantasmatique Trip Fontaine et intransigeance aveugle des parents) tout en avançant des motifs de suicide à la fois futiles et simplement conjoncturels, la cinéaste préserve intacts le mystère et la fébrilité exacerbée d’une adolescence au féminin, sa fragilité candide. L’extase (des plans irréels proche du style doucereux du photographe David Hamilton) et le trip (Fontaine) idéaliste y côtoient sans transition le tréfonds du désespoir.
Dans cet univers instable, chaque geste acquiert une importance vitale. Les acteurs, du premier rôle au plus secondaire (de James Woods, en père protecteur quasi autiste, au paternel de Trip Fontaine, trop béat pour saisir les fondements de la contrariété de son fils), transcendent leur personnage et leur fonction par une gestuelle, soit trop décalée, soit trop impliquée, à la portée gravissime : la vie leur échappe. Parfaitement maîtrisé, Virgin suicides, lui, n’échappe jamais à Sofia Coppola.