Période plutôt riche : l’autre immense film du dernier Festival de Cannes sort quelques semaines seulement après Les Herbes folles. Dès ses premiers plans, Vincere se pose comme la synthèse extatique et l’aboutissement monumental de tout ce que Marco Bellocchio, depuis son retour inespéré avec Le Prince de Hambourg à la fin des années 1990, a renouvelé en solitaire dans le cinéma italien dévasté de l’ère berlusconienne. Biopic halluciné autour de la figure du Duce, entrecroisant les destins tragiques d’une maudite (Ida Dalser, femme oubliée de Mussolini) et de son fils caché via une sorte d’histoire en creux du fascisme, Vincere dégage de sa forme opératique une énergie furieuse, démente et crépusculaire. Mais l’ampleur presque incontrôlée du film, rythmée par des séquences d’archives projetées à la vitesse d’un train lancé à plein régime, est contrebalancée en permanence par la tentation d’une hyper précision un peu malade, traçant une ligne claire dans les ténèbres du récit.
Noyé dans un onirisme permanent (les sublimes arrière-fonds à la longue focale comme une lave où s’enfonce le regard et où se dilue toute perspective), Vincere n’en demeure pas moins d’une sécheresse inouïe, faisant résonner la grande parade noire du pompiérisme mussolinien (la grande pompe de la forme y vaut comme puissance morbide hallucinante) avec le vieux fonds clinique du drame psychologique (l’hypothèse de la folie d’Ida Dalser et du délire paranoïaque, portée par la performance admirable de Giovanna Mezzogiorno, et l’obsession de Bellocchio pour la psychiatrie et les maudits) cher au cinéaste disparu pendant de longues années pour se retirer vers le documentaire télévisé. Plus encore que Le Sourire de ma mère, Vincere, chef-d’œuvre effaré traversé de visions inoubliables (les scènes d’amour du début, le sublime passage sous la neige), glace, ravit et renverse sans jamais se rendre à l’horizon de pose, menace de figement presque constante, qu’appelle inévitablement sa puissance grandiose et mortifère.