Wrong Cops ressemble à un film à sketches sans fil rouge. Après le « No Reason » de Rubber et le « Why ? » de Wrong, vous voulez renverser une fois pour toutes la tyrannie du McGuffin ?
Quentin Dupieux : Le « No reason » de Rubber sonnait comme une blague, mais effectivement il y avait déjà cette idée derrière. Non pas en réaction aux règles narratives du cinéma « conventionnel », mais plutôt pour faire écho à cette complexité du réel, tous ces paramètres qui rendent impossible d’envisager la vie en se contentant de suivre un fil logique. Et puis, c’est vrai que les films ont tendance à m’agacer en étant trop sensés. Même ceux qui se veulent tordus déroulent une logique implacable qui ne renvoie pas du tout à la complexité de la vie. Pas que je cherche à faire des films qui ressemblent à la vie, vous l’aurez remarqué. Mais disons que je suis content si je peux transmettre ce ressenti plus flou, et le substituer aux passions binaires qu’on éprouve en général au cinéma.
Ici, vous snobez les enjeux du récit pour plonger directement dans les codes et l’imagerie de la série policière…
Oui, ça fait partie de l’architecture du film. L’idée, c’est que si on retire cette imagerie, il ne reste plus rien. Assumer de passer au-dessus des enjeux classiques, c’est pour moi évoluer dans une zone plus libre. C’est particulièrement le cas dans Wrong Cops, où j’ai décidé de tout balayer. Dans Wrong, je m’imposais encore une ligne narrative, même dérisoire – un homme cherche son chien. Wrong Cops vient plutôt d’une fascination pour la facture du cinéma Z. Mon horizon premier, c’est la série B mal foutue, fabriquée par des mecs qui ne savent pas très bien tourner. Une magie se dégage de ces films, on y ressent la présence de la caméra et de l’artifice, ce qui est très touchant. Les remakes de séries Z aujourd’hui sont absurdes : en se professionnalisant, ils sont devenus parfaitement robotiques. Mon modèle, de ce point de vue, ce serait Massacre à la tronçonneuse : j’y vois quelque chose d’exceptionnel qui passe à travers la maladresse technique du film. J’ai essayé de faire de Wrong Cops une sorte de film amateur magique. Plus j’avance, moins j’ai envie de me professionnaliser. Je ne suis pas aux USA pour conquérir Hollywood : si demain on me propose un script à 30 millions de dollars, je crois sincèrement que je refuserais.
Justement, votre rapport aux États-Unis est de plus en plus intéressant : vous y tournez pour extraire une sorte de quintessence de la série B, mais sans jamais produire de commentaire sur l’Amérique elle-même.
À l’époque de Wrong, on a beaucoup dit que je portais une sorte de regard français sur les État-Unis, alors qu’effectivement, je m’en fous. Comme je vis ici, il y a fatalement des obsessions qui se forgent, liées à la géographie. Mais je veux surtout éviter que l’Amérique soit le sujet de mes films. Wrong Cops utilise bien sûr les codes de la mauvaise série de flics américaine, mais au fond, le film a plus à voir avec Placid et Muzo (un strip de Pif Gadget, ndlr) qu’avec Starsky et Hutch. Je travaille sur l’absurde, pas sur l’Amérique. C’est vrai que le décor est crucial, mais les raisons sont purement cinématographiques : si j’avais tourné Rubber à Créteil, avec toute la meilleure volonté du monde, ça n’aurait pas donné le même film. De toute façon, c’est très dur pour moi d’envisager ce genre de scripts dans le 93, ou même à Paris. Ce serait aller au-delà de la farce.
Mais votre traitement du décor est tout de même complexe : finalement, quand vous filmez L.A., c’est un L.A. « de cinéma », ou bien la ville de votre quotidien ?
C’est un mélange des deux. Les premières années, quand je suis arrivé à L.A., chaque coin de rue me fascinait, chaque pare-choc me donnait envie de filmer : quand vous avez grandi avec ces images-là, il se passe quelque chose de réellement excitant sous votre crâne. Puis, on s’habitue. Dans Wrong Cops, sincèrement, il y a très peu de moments où j’ai conscience d’être en train de filmer les États-Unis. C’est le troisième film que je tourne ici et je viens d’en faire un quatrième avec Alain Chabat, Réalité. Avec le temps, la seule chose dont je me rends compte, c’est d’évoluer dans un contexte où tout devient cinégénique. Quand on cherche un beau parking, c’est plus facile de trouver son bonheur que nulle part ailleurs dans le monde. À la prise de vue, il y a tout de suite une évidence qui tient aux références inévitables qu’on a tous intégrées, digérées. Mais encore une fois, ce n’est pas mon sujet. Je serais extrêmement déçu qu’on voie mon film comme une parodie, un détournement de l’imagerie californienne.
Cela dit, le désir de série Z dont vous parlez s’imbrique fatalement avec un travail sur l’imagerie. Surtout à Los Angeles, une ville qui fascine le cinéma et la pop culture, en tant qu’elle est elle-même façonnée par la pop culture…
Oui, mais j’y vis et par essence, c’est une ville où vous ne pouvez pas éprouver ça. Entre un type qui joue à GTA V à Paris, et un citadin de L.A., la connexion ne peut pas se faire. Parce que l’un est dans la projection, et l’autre est noyé dans une telle immensité qu’il reste finalement aveugle au rayonnement de sa propre ville. Je ne pense jamais à la fascination qu’exerce L.A., à part quand je tombe sur le dernier clip hype tourné ici, qui me rappelle sa place dans le monde. En écrivant, je n’avais pas en tête les films de Michael Mann. Plutôt celui d’Altman, Short Cuts : ce Los Angeles un peu calme, banlieusard, avec des perrons pourris, des apparts’ moches, où il ne se passe pas grand-chose… Je recherchais un peu la même humeur.
Vous vous rapprochez d’une vraie comédie avec Wrong Cops, qui est plus franchement burlesque que les précédents films.
Oui, même s’il manque un tas d’éléments pour le vendre comme comédie. Mais c’était l’idée : en terminant Wrong, j’ai eu peur de m’enfermer dans ma propre bulle. Réalité, mon prochain, était déjà financé, mais je ne voulais pas le tourner tout de suite pour ne pas m’enfermer dans le même trouble « méta ». Donc j’ai convaincu mon producteur de tourner dans l’intervalle cette débilité gratuite qu’est Wrong Cops. Pour me libérer du maniérisme des trois premiers, très appliqués, j’avais besoin de m’amuser avec du Z mal tenu.
L’équilibre entre rire et inquiétante étrangeté lynchienne est encore plus savant que dans Rubber ou Wrong. Aviez-vous écrit pour Eric Wareheim de Tim et Eric, qui baignent dans le même mélange de grotesque et d’horreur ?
Absolument. Le malaise dont vous parlez fait écho à une vraie angoisse : plutôt que d’être dans une efficacité à la Mel Brooks, je me force à faire traîner le film au ras de l’humanité, en quelques sortes, pour filmer les hommes un peu comme des rats. Tim et Eric, pour moi, sont extrêmement importants au sein de ce qu’on appelle « le nouvel humour ». En écrivant, je suis tombé sur leur film, Billion Dollar Movie. C’était comme découvrir Les Nuls adolescent : tout à coup, on aborde une nouvelle façon de se marrer. On n’avait pas connu un tel tournant depuis les Farrelly il y a plus de quinze ans, je pense. Tim et Eric explorent des zones bien plus obscures, jusqu’au cauchemar.
En castant Marilyn Manson ou Ray Wise, vous voulez renforcer ce penchant cauchemardesque ?
Non, au contraire, avec eux je cherche à rassurer. Parfois, il est nécessaire de faire appel à des acteurs forts et hypnotiques comme William Fichtner pour Master Chang dans Wrong, mais si j’ai choisi Ray Wise, c’est pour son incroyable solidité plus que pour le cachet « Leland Palmer ». Je conçois qu’il incarne déjà un cliché de l’étrangeté, du cameo barré. Mais je préfère l’employer en tant que présence rassurante, vraiment. Dans toute cette angoisse, il faut des repères, sinon mes films restent perchés trop haut dans le cosmos. C’est pareil pour Manson : il est associé à des images sataniques, mais je lui donne un rôle d’adolescent doux et réservé. C’est lui qui m’a contacté après avoir vu Rubber : il avait adoré, et vu exactement le film que j’avais voulu faire, c’est extrêmement gratifiant.
Vous imaginez faire subir un jour le même cauchemar à un décor français ?
C’est difficile à dire, tout peut arriver et il n’est pas impossible que j’aille un jour tourner dans le Vercors quelque chose dans l’esprit du Coeur des hommes. Mais très franchement, même si c’est bête à dire, la France ne m’inspire aucune magie. J’ai envisagé d’y tourner Réalité, puis j’ai abandonné après des mois de repérages dans le sud. Je suis resté client de l’esprit des années 70, et de l’écriture gouailleuse à la Blier, perdue aujourd’hui. Eric Judor, c’est une exception, il incarne un nouveau type de génie comique. J’avais écrit Steak pour lui et Ramzy, en sachant qu’ils avaient leur propre langage. Cela dit, je n’imagine pas d’aller faire une comédie, avec des acteurs français. Je suis admiratif des types qui maîtrisent cet art de la comédie pure, qui se contente d’être drôle. Maisj’envisage la suite selon cette unique ambition : continuer d’explorer cette frontière entre rire et cauchemar.