En toute logique, l’ultime film d’un Joao Cesar Monteiro se sachant condamné aurait pu être son Blanche neige, réalisé en 2000, « adaptation libre », comme on dit, du texte de Robert Walser : un écran noir, le texte, et puis c’est tout. Rideau. Mais le cinéaste, mort en février dernier, préférait partir en pleine lumière. Contrairement à Nosferatu, ce jumeau avec lequel il partage son corps cadavérique et magnétique de sublime vieillard, il a besoin de lumière, quitte à se replier derrière ses lunettes noires pour mieux la goûter. Même aspiré, comme Nosferatu, par les ténèbres, Monteiro reste un cinéaste diurne, solaire, d’accord pour mourir à condition de sortir une dernière fois dehors pour se baigner dans la clarté du jour. D’où cet ultime va-et-vient au bord de la vie, au fond d’un bus parcourant les rues de Lisbonne et trimbalant le vieux dandy de sa grande maison au parc, du grand parc à sa maison. Dans le bus, c’est tout le souci du collectif de Monteiro qui apparaît, un souci forcément caché par l’aristocratique trivialité affichée par le cinéaste à travers son personnage et alter ego João de Deus (Souvenirs de la maison jaune, La Comédie de Dieu, Les Noces de Dieu), jouisseur solitaire qui ne reconnaît comme interlocuteur que Dieu (sûrement mort), des pâtissiers ou de sublimes créatures féminines possédant les exquis poils pubiens dont il raffole. Mais Joao de Deus n’est plus, le héros de Va et vient s’appelle João Vuvu.
Joao Vuvu recrute des femmes de ménage par petites annonces, les sous-paie (« pour entretenir la conscience révolutionnaire ») et parle avec elles. Via ce nouveau personnage (ou plutôt ce nouveau nom), Monteiro en profite aussi pour introduire in extremis dans son œuvre une dimension inhabituelle : le rapport à la paternité (et donc à la filiation). Au milieu du défilé des femmes de ménage débarque le fils de João Vuvu, un gangster tout juste libéré de prison. Le film à ce moment semble s’apaiser, se ralentir, prendre le temps de peser cette question : que faire de nos enfants ? Mais la petite aventure, la petite saillie impromptue, tourne court : le fils est sagement repenti, parle de maison de retraite pour son père, lui annonce qu’il a fait don de son butin à des bonnes œuvres. Vuvu tombe de haut mais c’est le fils qui chute, balancé à la flotte, ni une ni deux, par les longues mains maigres d’un père qui lui avait montré de joyeux chemins buissonniers, et masqué à dessein le triste sentier des compromis.
Il y a toujours chez le cinéaste le désir de faire honneur à ce qu’il filme. Dans Va et vient, on le sent dans le moindre plan, dans chaque particule de la lumière lusitanienne, dans cette manière de dessiner le corps des femmes dont la silhouette se laisse entrevoir sous la robe, en contre-jour, ou à travers une vitre translucide. Il y a les bras d’honneur (dans la chambre d’hôpital de Vuvu, un phallus géant ostentatoirement posé devant un drapeau américain et une photo de George Bush) et il y a les points d’honneur. On peut être insoumis comme le fut Monteiro, rien n’interdit de s’en accorder. Juste retour des choses, à la fin du film, une sensuelle sirène lascivement allongée sur l’entrelacs des branches d’un arbre vient séduire Monteiro. Ce sera la dernière.
Voilà, c’est tout. On n’imaginait pas plus beau et plus majestueux départ, mais Va et vient n’est pas tout à fait fini. Il reste non pas à conclure -car rien n’est terminé- mais à revenir, une dernière fois, là où tout commence. On ne dira pas de quoi il s’agit, sinon que la dernière image offerte par le cinéma de Monteiro, est gigantesque, déchirante et souveraine, à peine concevable, d’avance légendaire. L’oeil était dans la tombe et regardait Monteiro : il est allé le chercher et n’en reviendra plus.