De Bird People à Une nouvelle amie, un contrechamp surprenant (ici un oiseau sympa ; là le mari travesti de sa meilleure amie) vaut à Anaïs Demoustier d’écarquiller les mêmes yeux de petite fille effarée. Et si le film d’Ozon inquiète a priori, c’est que menacent à travers lui les mêmes écueils que dans celui de Ferran – et que dans une bonne part du cinéma français contemporain : fétichisation de l’« actuel » et éloge publicitaire de la liberté et de la différence. Sauf qu’à l’inverse de Ferran, en retard de vingt ans sur l’époque qu’elle pensait percer à jour, Ozon traite son sujet de manière plus élusive – et plus proche en cela, dans ce registre de la confusion des genres, de la belle fresque mentale et fantasque qu’était Laurence anyways. Il faut d’ailleurs voir un signe dans le fait que le film, en dépit de son sujet, n’ait suscité aucun frisson du côté de la Manif pour tous : signe qu’Ozon, au fond, ne se colle qu’à moitié à ce gros sujet, ou en tout cas en le diluant habilement dans le classicisme feutré de living room qui a toujours été son style. Véritable signature de la filmographie d’Ozon, cette inactualité de salon de thé est capable du pire (le médiocre Jeune et jolie), mais elle a cette vertu de préserver ses films sur les cimes tranquilles et inactuelles de la fiction, à l’abri des débats-de-société où pourtant ils puisent leur matériau.
Ce secours de la fiction, Ozon le trouve de différentes manières. D’abord en adaptant une nouvelle écrite dans les années 80 par Ruth Rendell (adaptée déjà avec La cérémonie de Chabrol ou Betty Fisher de Miller), qu’il prend soin de ne pas sortir de son cadre kitsch et désuet : il faut voir les tenues et perruques surannées dont s’affuble Duris, qui font d’abord de son travestissement une perversion morbide, une manie d’empailleur à la Norman Bates – d’autant plus que le travestissement du personnage est littéralement relancé par la mort de sa femme. Ensuite en restant fidèle à l’esprit de la nouvelle : le film fait sienne cette rapidité du trait, cette psychologie de nouvelle anglo-saxonne qui confine à l’abstraction. Parfaitement autosuffisant, larguant d’emblée le lest du sujet de société, le film a quelque chose d’une série B de luxe. Banlieue pavillonnaire, centre commercial, bureaux, maison de campagne, y sont autant de territoires fantômes et vaporeux que vient peupler le duo d’amies. Mais la relative réussite du film tient aussi au petit écart incompressible qui subsiste entre la littérature anglo-saxonne et son adaptation française, et qui lui donne une atmosphère mystérieuse, insituable, à cheval entre deux univers comme le personnage de Duris l’est entre deux genres.
Surtout, et c’est là que le film finit de prendre ses distances avec les pages des quotidiens ou les plateaux de télé, Une nouvelle amie prend très au sérieux le drame intime de son personnage. Ce qui veut dire qu’il veille à ne jamais se faire plus discursif que lui, et à laisser à David/Virginia la possibilité de mettre le sens qu’il désire derrière son travestissement sans jamais le condamner à faire figure d’étendard. Ce travestissement se donne de façon irréfléchie, simplement vécue, sans qu’on entende jamais Ozon penser par-dessus de l’épaule du personnage. Sa signification, ainsi, ne cesse de muter au cours du film : d’abord lubie domestique réservée au cadre privé, il devient tour à tour perversion, sublimation d’un deuil (Duris alterne son rôle de père et celui de la mère morte) pour enfin devenir un fétichisme de l’apparat féminin désireux de se vivre en public.
Il est significatif, à ce titre, qu’Ozon ne s’intéresse à aucun moment au regard que la société porte sur son personnage : pas l’ombre d’un doigt pointé, d’un regard tordu ou d’une scène de lynchage public. Duris plaît aux hommes ou attise la curiosité, et le regard extérieur est en définitive un non-problème. C’est qu’un autre rapport intéresse Ozon, rapport mutant lui aussi, entre Demoustier et Duris qui deviennent tour à tour complices dans le deuil, puis complices d’un secret, amies puis amoureux. Se focaliser sur ce huis-clos sentimental est le meilleur moyen d’empêcher la sociologie de truster le film : comme dans Laurence anyways,la société ne prend part à l’intrigue que de façon superficielle, laissant la voie libre au baroquisme des cœurs et au suspense sentimental. Et cette méticuleuse observation des sentiments se révèle en définitive beaucoup plus opérante pour faire bouger les lignes et les frontières entre les genres, rendues simplement inopérantes par le torrent des sentiments. Ozon ici se révèle aussi lisible que peu démonstratif : une brève scène de sexe entre Desmoutier et son mari fait comprendre qu’en parcourant sa poitrine il y devine pendant une fraction de seconde un torse masculin. Ce détail suffira pour que le travestissement de Duris se redistribue calmement sur les autres personnages.
Duris lui-même, acteur pour le moins inégal, trouve peut-être ici son meilleur rôle, un parfait mélange de gravité fantasque (celle qui se lit sur les visages des vieux travestis dans la très belle scène de cabaret) et de féminité clownesque qui donne le sentiment qu’il est parfois à deux doigts de s’évaporer sous les couches de vêtements et de maquillage. À l’image de ce plan très beau où, après qu’il s’est fait fauché par une voiture, sang et maquillage se mêlent sur son visage tandis que sa perruque glisse de son crâne. Mi-homme, mi-femme, il gît sur le sol pareil à une poupée chiffonnée, ne revendiquant d’autre profondeur que le vêtement et la poudre des fards.