Comme tous les grands artistes, David Lynch n’est jamais au rendez-vous. La ponctualité, cette tournure à la mode, lui est inconnue. Comme aussi les lieux communs où tout le monde se retrouve. David Lynch est toujours ailleurs et en avance. Il se moque de mettre les pendules à l’heure ou les points sur les i. A la rigueur, comme cinéaste, il se contente de mettre les choses au point. Ca fait des films à contre-courant -pas branchés donc- et donne à celui qui les voit des réserves pour résister. En avance, le cinéaste l’était carrément avec son précédent film, Lost highway, bande de cinéma à la fois cérébrale et physique, condensé violent des obsessions de l’auteur dans une forme déroutante et quasi expérimentale. Une avance dans l’art du cinéma à coup sûr : quand celui-ci est sans cesse meurtri par les faux enjeux des technologies dites du futur, Lynch propose un imaginaire qui prend acte des avancées de l’image sans conscience. Un imaginaire, pas un concept publicitaire.
Une manière de voir Une Histoire vraie serait de le considérer comme un film en demi-teinte par rapport à Lost highway. Après une œuvre novatrice faite de fureur et de vitesse, Lynch proposerait un temps d’arrêt, une pause salutaire avec un film plus lent et plus léger. C’est passer à côté de ce dernier opus et réduire considérablement la portée du précédent. C’est oublier qu’entre la vitesse et la lenteur, il n’y a qu’une différence de degré. Les deux sont du mouvement et du temps, préoccupations premières du cinéma. Une Histoire vraie n’a rien d’un film mineur dans l’œuvre de Lynch. Au contraire, il est de ces œuvres décalées qui révèlent le cœur d’un créateur, ses sources intimes qui deviennent soudain plus accessibles parce qu’elles ne se perdent pas dans la démesure d’un projet, mais se devinent à fleur de plan.
Inspiré d’un fait divers, comme l’indique bêtement le titre français -qui a échoué dans sa tentative de « rendre » le jeu de mots du titre américain-, Une Histoire vraie ne s’attache qu’en apparence à reproduire la véracité des faits. Lynch, conformément à ses films antérieurs, vise plutôt la création d’un monde, l’invention d’un univers de signes et de sons qui s’accordent à l’état d’esprit de son héros, Alvin Straight, vieil homme de 73 ans décidé à parcourir plusieurs centaines de kilomètres à bord d’une tondeuse à gazon pour rejoindre son frère malade. Ce qui apparaît, à mesure que le film avance -et Alvin bien sûr-, c’est la dimension universelle de son histoire, en même temps que son inscription dans une histoire de l’Amérique dont on a un peu perdu le fil au cinéma depuis la mort du western. En effet, la première qualité du film est peut-être sa force à rendre compte de paysages oubliés, de visages rarement vus, et de rappeler, sous une forme douce et berçante, l’étendue physique du territoire américain. A voir ce voyage d’Alvin, on se dit que les road-movies de ces dernières années -à part peut-être Un Monde parfait de Clint Eastwood- montrent peu les contrées qu’ils traversent. Il est indéniable que ce portrait de l’Amérique rurale, qui se traduit par une photographie magnifique, est indissociable des sources plastiques bien connues de Lynch : Edward Hopper ou Norman Rockwell. Cependant, ces influences ne sont jamais coupées de ce que raconte le film : comment un vieil homme s’impose un voyage difficile pour retrouver sa mémoire et se réconcilier avec lui-même.
Le vrai sujet du film, c’est le temps : le temps qu’il faut pour aller d’un point à un autre, le temps qu’il fait quand on voyage, le temps qu’on passe pour retrouver ses souvenirs, sa mémoire. On pourrait trouver un titre proustien à ce dernier film de Lynch, motif inversé de Lost highway : « La Route retrouvée ». Une des plus belles scènes du film met en présence Alvin et un ami de hasard croisé sur sa route : les deux vieillards boivent une bière au comptoir d’un pub et évoquent chacun leurs souvenirs d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. A la fin de la séquence, ils pleurent. On voit alors la grande force de Lynch qui réussit dans un dispositif aussi réduit à émouvoir davantage que l’armada de Spielberg en deux heures et plus de son soldat Ryan. Rarement un film aura été aussi près du cœur de son personnage et aussi loin des préoccupations commerciales à l’origine de tant de cinéma aujourd’hui. Contre la menace fantôme, la paix des étoiles.