En ces temps de crise où l’on sacre à tout va de nouveaux cinéastes qui ne le méritent pas dès leur premier film, il est bon de constater que certains d’entre eux se fichent pas mal d’être considérés comme de « grands auteurs ». C’est probablement le cas de Bernard Rapp, qui signe, avec Une Affaire de goût, son deuxième film, un humble ratage. Pourquoi humble ? Tout simplement parce que le présentateur d’Un Siècle d’écrivain (France 3), conscient de ne pas être un génie tardif du 7e art, de ne rien pouvoir apporter à celui-ci, semble avoir tenu à s’effacer entièrement derrière le livre dont son film est l’adaptation. Alors pourquoi parler de ratage ? Parce que là où Bresson avait compris qu’une adaptation cinématographique devait trouver sa propre forme pour ne pas trahir l’œuvre originale, Bernard Rapp se contente de mettre en images littéralement, littérairement une histoire qui l’intéresse, avec toute la fidélité frileuse d’un scénariste de « qualité française ». Avec Une Affaire de goût, Bernard Rapp nous apprend à son insu que refuser d’être un m’as-tu-vu est chose respectable, mais ne remplace en rien le talent.
Le scénario méritait pourtant notre attention. Le film montre comment un jeune homme de milieu modeste, aimé et entouré, jusqu’alors désintéressé par l’argent, se laisse « acheter » par un industriel fortuné mais crevant de solitude et échange la fraîcheur de son existence contre la liberté artificielle qu’autorisent le faste et l’opulence. Officiellement, le jeune homme est employé à titre de goûteur, son job surpayé consistant à tester les plats que l’on sert à l’homme d’affaires, qui prétend avoir le palais difficile. Mais très vite, le rapport professionnel (bien que loufoque) des deux hommes se transforme en relation maître-esclave passionnée. Le riche industriel cherche à modeler son employé à son image, en lui faisant manger les mêmes mets, porter les mêmes vêtements ou coucher avec les mêmes femmes. Fasciné par le pouvoir sans limites de son protecteur, le jeune homme sacrifie sa vie personnelle pour se jeter à corps perdu dans cette relation insensée, passant chaque instant au côté de son « maître et alter ego », jusqu’à penser comme lui et dormir à ses côtés (sans coucher, toutefois) ; cette fusion tournera nécessairement au drame… Le scénario montre avec justesse que toute relation qui ne connaît aucune limite est une relation infantile, mais forcément passionnelle (car plus intense). Par le biais de l’argent, présenté comme seul émancipateur immédiat de ce monde, les deux hommes que filme Bernard Rapp jouissent à outrance, vont au bout d’un système qui rend omnipotent celui qui possède ; l’un découvre le pouvoir de l’autre, qui redécouvre lui-même son propre pouvoir. Le spectateur assiste effrayé au chahut puéril de ces deux enfants rois, coupés de toute réalité, avec l’argent pour seul jouet. Ce scénario, sinistre mais juste, bien que romancé, aurait donc pu aboutir à quelque chose, si Bernard Rapp ne lui avait donné la forme d’un vulgaire téléfilm policier. Toute l’histoire est traitée sous la forme essoufflée de l’interrogatoire post mortem (on ne vous dis pas qui est mort), au cours duquel un procureur énervé (Jean-Pierre Léaud, incroyablement mauvais) reçoit successivement les principaux témoins, dont les aveux structurent le film en flash-back policiers poussiéreux. Ajouté à ça, un découpage digne de Navarro. Bernard Rapp, que la caméra inquiète, préfère filmer simplement les choses, c’est-à-dire bêtement. Si deux acteurs rentrent dans une pièce, ils seront cadrés en plan moyen ; qu’ils s’asseyent et discutent, ils le seront en champ/contrechamp, toujours le même. La caméra est fixe, prudente, et a effectivement tort de bouger lorsqu’elle bouge (comme quand elle tourne autour de Jean-Pierre Léaud durant certains interrogatoires). Bernard Rapp ne s’autorise rien ou peu de choses, comme l’utilisation du fondu au noir pour chaque saut dans le temps important, et d’autres gentilles babioles de ce genre… Mais si, à défaut d’être un cinéaste, Bernard Rapp ne cherche même pas à ce qu’on le reconnaisse comme tel, quel but poursuit-il ici ? Peut-être, comme par le passé, celui de nous faire découvrir un bon bouquin. Mais à voir Une Affaire de goût, on se dit qu’il aurait peut-être pu pour ce faire se passer du cinéma…