Cette fois ça y est : depuis son méga-buzz cannois, Jacques Audiard est officiellement devenu le super champion international du cinéma français. La chose est (presque) entendue, et l’on sent bien qu’Un Prophète pourrait devenir assez vite la référence absolue d’une certaine « French Touch » à la fois fidèle à sa tradition (le côté « attention auteur ») et capable de singer un certain cinéma américain de grande ampleur. Avec son scénariste star (Abdel « Mesrine » Raouf Dafri) mais un acteur inconnu propulsé au sommet (Tahar Rahim), le film joue une carte « discret mais classe » assez typique d’Audiard. Un Prophète peut ainsi être vu comme le symétrique inverse de Mesrine : loin du sous-Tony Montana aux accents forains et volontiers clownesques de Richet, il suit le quotidien d’un anodin mecton devenant, du fond de la prison où il croupit, le parrain d’un gigantesque trafic de cannabis. Un Prophète, fabrique à faire rêver le jeune kakou de cité, cible idéale de ce cinéma d’auteur pour multiplexes ? Peut-être, bien qu’Audiard joue clairement sur un terrain plus subtil et plus louvoyant que Richet, usant de ressources (écoute, patience, stratégie d’infiltration) à des années-lumière du punching-style de Cassel.
Du moins le croit-on : cet apparat de finesse provient en fait d’un scénario brillant par son élasticité opératique et sa minutieuse lenteur. Audiard, lui, n’a jamais été qu’un illustrateur au talent réel mais terriblement académique, capable sans broncher de porter le meilleur (certaines séquences de Sur mes lèvres) comme de s’effondrer sous le pire (le jeu grotesque de Romain Duris et la nullité du script de De battre mon coeur s’est arrêté) avec le même sérieux amidonné et la même endurance fière ou résignée. Un Prophète tient de la même façon la ligne droite de son scénario – succession de moments faussement anodins troués par les grosses séquences à enjeu (premier meurtre, première sortie, premier coup, etc.) – en bandant ses muscles et en déroulant sa musique funèbre et légèrement grandiloquente de film de pure démonstration. Pourtant, la mise en scène du cinéaste se résume à une petite syntaxe assez limitée, raide et strictement rivée à ses enjeux psychologiques. Les rares fois où Audiard tente le diable, on sombre inévitablement dans le grotesque (la séquence du chevreuil, les retours du fantôme, la « grosse scène » de Niels Arestrup, hilarant moment de sous-Actor’s studio franchouillard).
Ces moments ahurissants de naïveté et de sérieux révèlent la teneur réelle d’un cinéma au fond plus proche dans sa démarche d’un Olivier Marchal que d’un Michael Mann, sa pauvreté technique autant que sa criante déficience d’imaginaire. Mais dans l’ensemble, l’équilibre tient remarquablement, jouant des forces négatives de la prison (répétition, claustrophobie, simplisme des relations, à l’image de la belle guerre d’occupation de l’espace de la cour de prison entre Arabes et Corses) pour dresser sa petite forteresse vaguement formaliste. Au fond, Audiard ne rêve que d’épure et de style (animalité, sècheresse, puissance d’évocation résumée à sa plus simple expression) quand son film ne témoigne que d’une prodigieuse littéralité : ne jamais se montrer capable d’être un peu plus que ce qu’il est, coller laborieusement (mais sans montrer la sueur) à son matériau narratif et s’accrocher en permanence à son petit programme de répétition et d’entêtement. C’est déjà ça, surtout vu le niveau de la concurrence, mais c’est aussi seulement ça : un bon film, et rien de plus, strictement.