Le Naufragé, premier court-métrage de Guillaume Brac, raconte l’histoire d’un cycliste amateur qui, victime d’une crevaison sur la côte picarde, atterrit chez Sylvain, un jeune garçon du coin, boule d’affection en surchemise aussi flippante que désarmante. Un Monde sans femme, autre court, quasi long, retrouve Sylvain (Vincent Macaigne) à la manière d’un spin-off. Ce monde sans femmes, c’est son monde à lui, où l’on atterrit par la seule magie d’une crevaison, de la même façon que Mirabelle, chez Rohmer, débarquait chez Reinette. Ici, une mère et sa fille (Laure Calamy et Constance Rousseau) banlieusardes de passage, viennent louer un appartement pendant la dernière semaine d’août. Si dans le Naufragé, Sylvain était perçu à l’aune de la normalité que représentait le cycliste, ici Brac fait d’une apparition extérieure le prétexte à faire se frotter deux mondes l’un contre l’autre, chacun étant pour l’autre le produit d’une bizarrerie locale qui rétablit l’égalité du regard : bonhomie picarde versus hystérie parisienne. Après leur avoir fait visiter l’appartement, Sylvain, l’air hébété, a du mal à partir. Patricia, la mère, lui adresse alors un sourire appuyé d’une aimable indifférence, suivi du carton annonçant le titre. L’enchaînement est sans appel et semble condamner pour le reste du film le pauvre Sylvain à n‘être plus que cette lourde silhouette qui, en attendant de participer, ne sait plus bien où se mettre.
Sylvain c’est l’anti-héros qu’on ne présente plus. Le versant affectueux et non agressif du Tisserand d’Extension du domaine de la lutte propulsé dans la douceur d’une plage rohméro-rozienne. Trop mignon, trop ringard et pas assez stratégique dans l’âme pour être lui-même un personnage rohmérien, il tient plus du Bernard Menez de Du côté d’Orouët – son drame est qu’il lui suffit de peu de choses pour être tout à fait exclu du circuit du désir et de ses intrigues. Et c’est ce peu de choses qui fait ployer le film sous l’amertume d’un regard : derrière les scènes de joies simples et estivales palpite, douloureux et insistant, le désir de Sylvain regardant avec une admiration effrayée son monde sans femmes soudainement envahi par les chevelures mouillées, les ventres, les épaules dénudés et les rires des deux jeunes femmes guidées dans leur désoeuvrement par les activités qu’il leur propose. L’excellent Vincent Macaigne créé ici de toutes pièces un personnage-type dont il maîtrise parfaitement les nuances : trop innocent pour figurer un simple gros lourd, trop malicieux pour être seulement innocent.
De ce désir à côté de la plaque, de ce corps qui n’a jamais appris à chorégraphier son désir, Brac fait le prétexte de scènes d’une drôlerie embarrassante. Lors d’une discussion à bâtons rompus avec Patricia, Sylvain se décide à lui prendre la main à un moment qui n’était pas le bon et dans une posture qui rend le contact intenable sur la durée. Pour s’en sortir Patricia compense par un flot de paroles creuses qui distraie l’attention du point chaud de la gêne, de l’insoutenable inertie d’une main qui ne répond pas à son désir courtois. Laure Calamy campe ici, entre Rosette et Marie Rivière, une parfaite hystérique au visage sans cesse tordu par les fous rires. A l’autre bout du féminin et pourtant juste à côté, se situe le doux minois chagrin de sa fille Juliette, figure plus enfantine et qui tire le désir de Sylvain vers plus de lucidité, dernier beau recours d’un corps qui n’en peut plus d’attendre son étreinte. C’est que le film navigue sur deux tendances qu’incarnent tour à tour les deux jeunes femmes : le désir déterminé à renoncer et que des paroles comme « elles sont pas faites pour nous » finissent de confirmer, et les étincelles d’espoir glanées à la faveur d’un malentendu. C’est d’ailleurs dans les termes du malentendu que se scellera la relation de Sylvain avec Juliette, par le détournement de son statut de gros nounours, par un câlin consolateur glissant vers une caresse lascive.
De Rohmer, Brac reproduit la texture de l’image, cette lumière diffuse percée d’aplats de couleurs vives : le rouge, le bleu, le blanc de Pauline à la plage, le jaune et le vert de La Femme de l’aviateur. De Rozier, ce couple mère-fille débordant de la même gaieté déchirante que les trois copines de Du côté d’Orouët, et qu’accompagne un même flux ininterrompu de paroles. Mais ce qui a changé depuis les films de Rohmer c’est que justement, Houellebecq, mais pas que, est passé par là : si les femmes mènent toujours autant la danse, les hommes sont à la ramasse, désamorçant toute situation potentiellement rohmérienne par la maladresse d’une parole, d’un geste trop pressants, pensant accélérer ou prolonger le rapport et finissant d’y mettre un terme par la poésie d’un décalage, d’une dissonance. Si Guillaume Brac emprunte largement à ces influences évidentes, il s’en éloigne par la misère sexuelle davantage affichée de son personnage, ces scènes proches du sketch qui tiennent tantôt sur le fil du geste, tantôt sur celui du dialogue. Mais également par ce personnage peu au fait de ses désirs et toujours à côté de la réelle signification d’une situation et du rôle qu’il y joue. En cela Brac s’éloigne aussi de Rozier, évitant savamment de prendre parti contre une forme de cruauté féminine pour mieux se rapprocher de toute une tradition hollywoodienne d’anti-héros, de Jack Lemmon et Tom Ewell chez Wilder au cinéma d’Apatow.