Depuis le phénomène Amélie Poulain, inutile de dire que Jean-Pierre Jeunet était attendu au tournant. Idem pour Audrey Tautou, ballottée de films médiocres en oeuvrettes anonymes depuis son triomphe de 2001 : ses retrouvailles avec le réalisateur de Delicatessen ont tout d’une dernière chance pour renouer avec les sommets. Sur ces deux point, le premier l’emporte de loin sur la seconde. Jeunet en effet trouve dans le cadre de cette romance sur fond de Première Guerre mondiale un terrain idéal pour mettre tout le monde d’accord : qu’on apprécie ou non son esthétique et ses goûts de cabinet, le cinéaste parvient ici à ne pas tromper son monde, révélant en pleine lumière, contrairement à Amélie Poulain, ses obsessions morbides pour un monde étouffant et névropathique. Tautou, elle, ne trouve malheureusement dans un tel film que l’occasion de se figer pour de bon dans des rôles de petite princesse d’une vieille France momifiée.
L’intrigue, sous sa construction faussement alambiquée, suit le mouvement d’une enquête sans surprise : un jeune amant apparemment disparu au combat, sa recherche effrénée par la petite Tautou, et peu à peu la mise à jour de vérités et de secrets plus ou moins stupéfiants. Le film s’impose sur de nombreux points, entre impressionnante reconstitution de la guerre des tranchées (le no man’s land des combats, boucherie à ciel ouvert), fluidité du récit et maîtrise remarquable des éléments de comédie. Surtout, le système Jeunet tourne ici à plein régime, sans la moindre hypocrisie, révélant un univers profondément glauque : petite mécanique des corps et des membres atrophiés (le casse-noix humain, le moindre personnage cerné en quelques mimiques répétitives), cinéma de mécano reposant sur d’impeccables dispositifs (chaque scène = un brico-légo qui se déplie), guest-stars, apparitions et gimmicks se succédant en une ronde monotone. Ce monde couleur verdâtre, ces élans de truculence rancie mal dissimulés sous l’ode à un naturalisme vicié en son creux (le champêtre, chez Jeunet, rime toujours avec une sorte de vieillerie synthétique) demeurent une marque de fabrique reconnaissable entre toutes. En cela Jeunet est un auteur, au sens le plus bas du terme, et en cela ce Long dimanche de fiançailles parvient à trouver une singulière poésie, abîme d’étrangeté expérimentale et surannée.
Très peu d’acteurs se sortent de cette boîte à trucs hypercloisonnée (l’habitué Pinon, Dussolier, Rouve) constituée de bric et de broc, où mécanisation et instrumentalisation des personnages font offices de passe-droit. Mais les rouages sont parfaitement huilés, et le film fait bien vite corps avec son système. Cette drôle de fabrique d’images, souvent irrespirable, ouvre sur quelques moments à la beauté vénéneuse, comme dans cette scène où le jeune Manech attend niaisement de se faire exécuter par une mitrailleuse d’avion dans un décor désolé, sous le regard de soldats effarés. La direction artistique autant que la maîtrise totale de Jeunet sur un espace dont il semble connaître chaque recoin, cette multiplicité des regards qui semble balayer le film parviennent à une amplitude remarquable. Cette amplitude est la véritable issue par laquelle le film se tire des écueils de la facilité et de son système étriqué. Un Long dimanche de fiançailles peut être vu alors comme le sommet de ce qu’on peut espérer de la marque Jeunet : blockbuster populaire aux allures de gros dirigeable ballot, étrange invention flottant on ne sait trop comment sur un monde de la médiocrité enchantée.