A Un Lac, film simple et puissant, échoit la lourde tâche de ramener Philippe Grandrieux (lire notre entretien) des ténèbres où semblait l’avoir englouti La Vie nouvelle. Ce serait son premier mérite : qu’en dépit de la pénombre où il se déploie, et qui reste, plus que jamais, le milieu naturel du cinéma de Grandrieux (de Sombre à Un Lac, la lumière s’arrache au prix d’une semblable lutte), le film se révèle doublement lumineux. Littéralement, d’abord : à la noirceur sans fond de La Vie nouvelle fait suite ici une étonnante sérénité ; à sa logique d’épuisement succède une promesse permanente d’éveil (à l’image de ce soleil enfoui qui semble demander en permanence à percer la couche épaisse des nuages), une invitation à explorer le matin des choses plutôt que leur nuit. Surtout, en s’en remettant à la brutalité première d’un décor naturel et à un récit on ne peut plus rudimentaire, le film éclaire comme jamais le geste de Grandrieux, le déshabillant de tout ce qui, dans La Vie nouvelle, pouvait faire écran, pour retrouver l’évidence d’un pur théorème.
Repenser le cinéma depuis le point aveugle de la sensation, retrouver l’horizon de ses possibles dans le brouillard éblouissant des affects : ce serait le théorème, et c’était, dix ans en arrière, le chantier ouvert par Sombre et sur lequel Un Lac vient faire place nette. Entre les deux s’est glissé, en 2002, La Vie nouvelle, dont la réception fut, pour le moins, problématique. S’enfonçant sans retour dans un étouffant corridor de ténèbres, saturé de bruit et de fureur, Grandrieux y creusait, avec une indéniable maestria, la veine figurative découverte par Sombre (fabriquer du récit en enregistrant le chaos pur des flux psychiques, le déchaînement des pulsions, plutôt que l’ordre arbitraire de la psychologie), mais y dessinait un projet plus large et ambitieux, une sorte d’oeuvre-somme sur le Mal, un portrait de l’époque au miroir de l’exploitation des corps, saisi dans un grand bain acide de stimuli dont on ressortait, pour le moins, épuisé.
Passionnant à bien des égards, le film portait à son point limite une contradiction inhérente à la méthode Grandrieux : une manière d’appeler le spectateur à habiter le plan, à venir au contact, tout en rendant volontiers ses images proprement inhabitables. Comme s’il lui fallait, pour affirmer le contact (le toucher est, de part en part, l’horizon formel des films), en passer systématiquement par la brûlure. Avec La Vie nouvelle, le soupçon de terrorisme que pouvait inspirer Sombre trouvait une possible confirmation, et après lui pointait la menace que Grandrieux ne se voit condamné à un avenir doublement dramatique, un double ghetto. D’une part, celui de l’avant-garde pure, un destin solitaire de laborantin des formes, promis à d’innombrables dissections universitaires mais pas près de retrouver le chemin des salles, et condamné au musée où sa place est toute trouvée – il a produit diverses installations, et la Tate Modern l’honorait l’an dernier dans le cadre d’une rétrospective sur l’avant-garde française. D’autre part, celui d’une sorte d’imagier du diable (Marylin Manson, fou de La Vie nouvelle, lui passa commande d’un clip), d’enlumineur de trips glauques – le destin, atroce, d’un Gaspard Noé de luxe.
A ce pronostic, Un Lac apporte, dans sa belle limpidité, un fantastique démenti. Circonscrit dans un cadre unique et primitif (un décor qui semble venu du fond des âges, un pays de neige et de forêts, au Nord, et au milieu une maison comme un monolithe plantée aux abords d’un lac), le film déploie, dans un calme cosmique, un récit rudimentaire et quasi-muet : un jeune bûcheron au cœur pur, amoureux de la nature, vit une relation fusionnelle avec sa sœur, jusqu’à l’arrivée d’un étranger qui s’éprend d’elle. Patiemment et avec une grâce absolue, la caméra de Grandrieux enregistre le flux continu qui embrasse les corps et l’environnement, continuant sur un mode étonnamment apaisé – mais pas moins tendu, électrique – l’odyssée du sensible commencée avec Sombre. Ce qui frappe ici, c’est de voir combien, même amorti par le manteau neigeux de ce cadre étrangement serein, l’impact de l’entreprise de Grandrieux reste intact. Si le film gronde moins, ce n’est qu’en apparence : son grondement est plus souterrain, mais pas moins puissant que le cri de ténèbres de La Vie nouvelle, ni son pouvoir de sidération moins fort. En asséchant son propos, en l’arrachant à la fureur où La Vie nouvelle le tenait pétrifié, Grandrieux livre une sorte de mise à nu des pouvoirs propres de sa mise en scène, ramenés à leur force brute dans la vibration sourde des éléments. En cela, Un Lac est peut-être aussi le plus fidèle au vœu formulé dix ans plus tôt, cet infini recommencement du regard en quoi, selon lui, devait consister le cinéma. Un Lac est à la fois son film le plus humble, et, littéralement, le plus éblouissant.