À l’heure où les revenge movies campagnards sans fioritures ni Americana outrancière sont en voie d’extinction, pas étonnant que Blue Ruin se soit fait remarquer de Sundance à Cannes. Sur le chemin des festivals, ce récit de vendetta familiale en Virginie profonde a déjà érigé Jeremy Saulnier en successeur des Coen. Mais l’étiquette est paresseuse : loin de viser le southern gothic postmoderne, le jeune homme s’en tient plutôt à un classicisme presque ascétique, non dépourvu de quelques déviances inédites. Après son premier long Murder Party, cet habitué de la planète indé (il est chef-opérateur, notamment pour les films de Matt Porterfield) impose avec Blue Ruin, financé par micromécénat, une vision très less is more du polar à ploucs. C’est une excellente nouvelle.
Blue Ruin file droit à l’essentiel : le style et la narration sont épurés, vous filmez tout à l’os. C’est un parti-pris ?
Jeremy Saulnier : Oui, j’ai conçu le film en réaction à une certaine vague du cinéma américain. Je trouve que l’artisanat se perd, et que beaucoup de films de genre tentent de se donner un cachet brut un peu factice. Comme si les auteurs cherchaient à prouver combien leur style est sauvage, inexpérimenté, improvisé. Et en recherchant cet effet, ils obtiennent tout l’inverse : un film lourd, chargé d’afféteries, et donc finalement très cosmétique. Je ne pense pas être un réalisateur intello, parce que je marche trop à l’instinct, en écoutant mes tripes. Mais avec Blue Ruin, j’ai tout de même éprouvé un désir curieux, presque « mathématique », de faire un film de genre parcimonieux, construit avec logique et simplicité.
Si vous n’êtes pas un cinéaste intello, à quelle espèce appartenez-vous ?
Aucune idée, mais je ne fais pas des films autistes. Il y a tant de réalisateurs qui s’acharnent à rendre la tache plus difficile au public… J’aime être mis au défi, mais je ne pense pas qu’un film gagne toujours à se rendre inaccessible. Mon horizon, du moins pour l’instant, je dirais que c’est le storytelling à l’ancienne.
Vous prenez aussi le contrepied d’un cinéma de genre obsédé par l’Americana : votre film reste économe sur ce plan, alors que l’histoire pourrait appeler un pot-pourri des clichés du genre…
Il y a effectivement une passion pour le southern gothic qui me fatigue. J’essaie de me prendre moins au sérieux que ces films, qui ont cette tendance à charger la barque en termes d’identité américaine. C’est à la fois très pompeux et peu crédible : si vous êtes américain et qu’en plus vous faites du cinéma, vous ne pouvez plus aller en salles sans avoir cette impression de surécriture. Imaginez-vous, si tous les films français montraient leurs personnages dégustant des croissants chez Ladurée… En repérage, j’ai choisi mes décors selon les besoins du script, sans jamais penser aux lieux en termes de cachet « Americana ». Je ne voulais pas non plus truffer les plans de silhouettes à la dégaine redneck. Les deux familles qui s’affrontent auraient pu avoir l’air de pécores, mais il fallait à tout prix éviter de tomber dans ce piège. Il faut dire aussi que je connais très bien le décor : j’ai grandi en Virginie, dans le même genre de bicoques où se joue la majeure partie de l’action. Donc, nécessairement, mon regard sur ces lieux est moins romantique que celui d’un étranger fasciné par l’Amérique profonde.
Vous dialoguez avec le film noir ou le conte sudiste, mais d’une curieuse façon : là où les antihéros de Jim Thompson sont des losers ordinaires qui se changent en monstre, le votre évolue dans le sens inverse…
Exactement, c’est l’idée, mais elle s’est dessinée sur le tard. Au départ, j’ai voulu m’inscrire dans un registre précis, celui du revenge movie familial. Le but, c’était d’évoluer dans le cadre rassurant d’un genre très codifié : c’est une manière de ne pas se planter. Et puis bizarrement, peu à peu, mon désir de faire un film d’exploitation s’est évanoui. J’ai voulu davantage d’émotions troubles. En général, les revenge movies sont bâtis sur une logique d’efficacité : ils font proliférer une suite de complications à partir d’un événement déclencheur, que le héros traverse avec de plus en plus d’adresse. Moi, j’ai eu envie d’ancrer cette vengeance dans une réalité tangible, celle de ce bas-monde, si vous voulez. Très concrètement, j’ai passé mon temps à me demander : « comment ferais-je pour me venger si j’habitais en Virginie, sans fric, et sans ami mafieux capable de me prêter un bon flingue ? » J’avais en tête des modèles littéraires comme George Pelecanos ou, bien sûr, Jim Thomspon. Mais l’idée était de reprendre sa noirceur pour en inverser la polarité : je commence mon histoire là où aboutissent les siennes. Tout commence avec un homme transformé en freak qui piste une limousine, puis j’avance dans l’autre sens, vers des scènes plus quotidiennes et terre-à-terre. Le monstre tueur redevient un simple type désespéré, avec ce que ça suppose de situations comiques.
La part comique du film, justement, est particulièrement cruelle. Vous êtes sensible à cette idée reçue selon laquelle la cruauté envers les personnages, au cinéma, est une facilité ?
Je comprends cette idée. C’est un reproche qu’on fait beaucoup aux Coen (une de mes références évidentes). Mais le fait de maltraiter son héros n’empêche pas de faire un beau film sérieux. J’ai été soufflé en voyant No Country For Old Men : le héros n’est pas loin d’être un crétin fini, je n’avais jamais vu ça avant. Mais il est tout de même très charismatique, et drôle à la fois. Je n’ai pas cherché à faire rire, ni à écrire des scènes comiques. Ce serait la pire erreur. Les calamités qui arrivent au personnage ne viennent pas du désir de faire une comédie, mais plutôt un film anti-spectaculaire.
Lors de la projection cannoise, le public a beaucoup ri.
Tous les rires sont bienvenus. Il y a quelques répliques assez drôles sur la politique de régulation des armes aux États-Unis… Ce qui est plus surprenant, c’est que le public a éclaté de rire à chaque pic de violence. D’un côté, en tant que fan de revenge movies, ça ne me gêne pas. Mais j’avoue que ça m’a un peu déstabilisé. Je pense que c’est un syndrome d’identification, on désire voir le héros réussir à se venger, donc le mort devient une sorte de moment festif. Si c’est le cas, tant mieux : mon objectif était de ne pas me prendre au sérieux.
Blue Ruin est effectivement truffé d’idées sur le rapport des États-Unis aux armes à feu, et à la défense de son territoire. Quelque part, cette histoire de vendetta familiale pose la question du western classique : celle de la frontière, et de comment la protéger…
L’idée de territoire était très importante pour moi, oui. Comme je vous le disais, j’ai filmé mon décor sans me soucier de leur cachet hillbilly. Mais j’ai tout de même essayé d’extraire le symbolisme lié à la campagne américaine. L’espace porte des traces de l’histoire, des morceaux de terre qu’on se disputait jadis. J’ai aussi voulu que le passé individuel des personnages se superpose à l’histoire nationale. Blue Ruin raconte l’histoire d’un type obsédé par une tragédie passée. En cherchant à se venger, il régresse littéralement vers ce passé, au point de redevenir un gamin. Il y a ce moment de quiétude presque enfantine, juste avant la fin. Le sujet est dans cette régression, plus que dans la conception américaine du territoire.
Mais à travers ce vengeur maladroit, trop ordinaire et terne pour être efficace, vous racontez peut-être comment le pays a perdu sa tradition des armes à feu, et donc sa capacité à se défendre…
Oui, il est possible qu’il y ait une métaphore très sous-terraine… Je suis conscient qu’il peut y avoir des sous-entendus politiques ici et là, mais je me garde bien de tenir un propos sur la régulation des armes. J’ai enlevé plusieurs répliques sur la violence qui aurait pu laisser croire à un pamphlet, ou au contraire à une apologie des armes à feu.
Vous êtes un amateur de gros calibres ?
Je m’y connais un peu. J’ai grandi pendant l’ère Reagan. Chez moi en Virginie, les fusils étaient monnaie courante. J’ai été biberonné à l’action, à la violence, aux films d’Arnold Schwarzenegger tels que Commando. J’ai toujours eu cette fascination pour les armes, et je tire parfois sur des trucs quand je suis en vacances dans un ranch. Je ne suis pas armé, ceci dit, et je ne pratique pas non plus la chasse. Et surtout, je ne rejoins pas cette passion maladive qu’il y a en Amérique pour le flingue en tant qu’objet identitaire. On pourrait comparer cette fascination pour la violence avec celle qu’il y a au Japon : là-bas, c’est un truc lié à l’imaginaire, aux interdits. Mais chez nous, c’est quelque chose de très concret, donc c’est plus inquiétant. Les Américains n’ont pas l’air de comprendre que plus les armes circulent, plus les risques de morts sont grands. En tant que père de trois enfants, je trouve que le rapport du peuple à l’autodéfense est absurde et irrationnel. Cela dit, encore une fois, ce n’est pas le propos de mon film : j’imagine que d’un point de vue français, Blue Ruin ressemble à une satire. Mais, vu du fin fonds de la Virginie, c’est une simple description de la réalité.