Trouver la cohérence d’Un Couple parfait dans le cheminement du Japonais Nobuhiro Suwa, c’est d’abord emprunter la navette qui relie la pratique à la théorie. Qui relie à lui H story, à lui un récit de tournage. L’horizon, chargé, est toujours le même : il se nomme cinéma français. H Story, on s’en souvient (2001) narrait la reprise par un cinéaste japonais de Hiroshima, mon amour. Film dans le film, esthétique ruines et cendres, nerf et orage sur le plateau, un work in progress réalisé avec la pleine conscience d’une tâche impossible à mener, puisqu’elle se formule trop tard -c’était aussi une leçon du film de Resnais comme du roman de Duras. Un Couple parfait reprend de volée le défi du remake chimérique, sauf que. Sauf que d’une part le film n’est plus révélé dans sa fabrication mais nous advient comme oeuvre achevée. Sauf que d’autre part il n’est pas la reprise d’un seul film, mais tout ou presque le cinéma moderne français. Ce qui donne d’abord froid dans le dos à ceux qui, n’ayant pas vu les impressionnants 2/Duo et M/Other, craignent le drame intimiste entre quatre murs, à la française. On a vu récemment, avec le catastrophique L’Enfer de Danis Tanovic, à quel prix se monnaie le fantasme du cinéma français, ses actrices, son Paris, sa vaisselle brisée, sa modernité, ses silences. Sans doute Un Couple parfait permet-il au cinéaste d’accomplir son fantasme français, mais avec une puissance inouïe qui fait oublier le bréviaire de ce cinéma-là.
Ce qui donne un grand film français, qui met en scène la fissure d’un couple (Bruni-Tedeschi / Todeschini). Architectes installés à Lisbonne, Nicolas et Marie sont de passage à Paris à l’occasion d’un mariage. Ils sont sur le point de divorcer, et l’annoncent à leurs amis ahuris de voir se défaire le couple parfait. Mais c’est ainsi. D’intérieurs en intérieurs -chambre d’hôtel, voiture, restaurant, musée, etc.-, le couple ressasse cette séparation pas encore prononcée officiellement mais déjà effective. Ce que donne à voir le film, c’est justement cet écart et comment il n’est jamais trop tard, jamais impossible de le combler. Comment figurer pareille distance ? C’est là, précisément, que Suwa se montre souverain. On le sait depuis M/Other, il est sans rival quand il s’agit de faire et défaire une géométrie, briser l’espace menu menu avant de le restituer, parcelle par parcelle, à ses personnages et selon l’état affectif de chacun. Une bonne part du film se déroule ainsi dans la chambre d’hôtel où loge le couple. Un lit de camp a été installé, pour monsieur, et une porte le sépare du grand lit où dort madame. A chaque fois, Suwa invente une nouvelle manière de cadrer ce lieu, jusqu’à ce plan incroyable et douloureux, plan fixe sur la porte qui gémit de sentir, de part et d’autre d’elle, chacun apprécier off en quelles îles désormais ils siègent.
Un Couple parfait a presque été réalisé à quatre mains, tant la présence et les choix de Caroline Champetier, la chef-opératrice déjà présente dans H Story, sont palpables (les gros plans granuleux…). Avec elle, sa filmo, il s’agit bien pour Nobuhiro Suwa de réactiver un modèle du cinéma français des années 90, mais sans les poncifs, sans les disputes, l’hystérie ou les petits bobos des bobos. Le projet est bien plus physique, concret que cela. Qu’est-ce qui est japonais, dans un film si français ? Cela, justement, cette tradition des intérieurs qui remonte aux maîtres classiques nippons. Le cinéma japonais intimiste s’est construit sur le socle de la domesticité. Investir l’habitat, pour Ozu par excellence, c’était trouver des solutions de mise en scène pour exprimer les sentiments des personnages. Tradition perpétuée sans rupture. Les murs, le plancher, les portes coulissantes allaient demeurés affectés, et ce malgré l’éclatement des genres du cinéma japonais. Voyez comment sur la maison de The Taste of tea semble déteindre la quiétude quotidienne de la petite famille ; ou quelle architecture d’intérieur préside à l’action et aux rapports hiérarchiques entre les individus dans les films de yakuzas ; ou comment dans les films de fantômes de Hideo Nakata ou Kyoshi Kurosawa le malaise est immédiatement figuré par des tâches sur les murs, des portes ouvertes sur l’obscurité, de l’eau qui s’écoule partout, etc.
De cette arithmétique de coupures, de cadres, de lignes, rien ne vient heurter la puissance émotionnelle du film. Cérébral et abstrait, Suwa l’est sans doute, mais il a aussi la patience de s’ouvrir à la matière plus flottante du jeu d’acteur, des dialogues. Il n’hésite pas, ainsi, à laisser la conversation dans le flou du brouhaha d’un restaurant, d’une soirée entre amis. Et ouvre dans le même temps, malgré ou plutôt grâce à sa maîtrise sans faille de la mise en scène, les bras du film à de sidérants moments d’émotion (la scène entre Bruni-Tedeschi et Alex Descas au Musée Rodin). Bouleversant, Un Couple parfait fait oublier sa modernité inactuelle, celle un peu compassée du cinéma français, au profit d’une grande épure stylisée qui lessive les sentiments et leur rend une blancheur originelle, éblouissante.