Un Conte de Noël est un film de retrouvailles familiales dans une maison de Roubaix. Si Desplechin avait simplement fait le pari de la monstruosité tragique au sein d’une famille bourgeoise ? S’il avait simplement voulu faire plus grand que nature ? A cela, il n’y aurait rien eu à redire. Amplifier la chronique en fantasmant en chacun des membres de la famille, dont certains ont des noms de personnages bibliques ou mythologiques, la résurgence de situations tragiques (métamorphose, guerre fratricide, inceste) : à l’effroi de consanguinités inavouables, on ne saurait dire non. Alors ?
Le prétexte aux retrouvailles familiales est médical : Junon (Catherine Deneuve) doit, pour continuer à vivre, se faire greffer la moelle d’un donneur compatible. L’imaginaire de la greffe, en plus de l’imaginaire mythologique et tragique, vient donc s’ajouter à la chronique familiale dans laquelle enfants, petits-enfants, grands-parents, vieille tante, se retrouvent, s’étreignent, se culbutent, se font des confidences, des réflexions, des coups d’éclat, se livrent à l’auto-analyse, etc. Desplechin les filme en démultipliant les plans comme il sécréterait des souvenirs de famille par flashs visuels. Car à cette greffe générique viennent se greffer d’innombrables autres greffes, formelles cette fois. En vrac : adresses à la caméra, filmage en macro de cellules microscopiques, image mentale, extraits de films hollywoodiens, bibliques ou pas, voix off, ombres chinoises, montages parallèles, séquences conçues comme des mises au chaudron d’ingrédients multiples qui courent leur vie propre (discours, action painting, musique – voir la scène dans l’atelier du cousin Simon, feu d’artifice pendant lequel on écoute tout en voyant, on voit tout en écoutant, sans pouvoir vraiment ni voir ni écouter). On n’a rien contre le chaos et l’hétérogénéité, rien contre les corps monstrueux, faits de bric et de broc à l’image de la créature du professeur Frankenstein. Alors, où est le problème ? C’est que ce monstre-là est monstrueusement volontariste (1), scolaire (2), salonard (3).
1- Monstrueusement volontariste : dans Un Conte de Noël règne sous l’anarchie de surface la signification verrouillée. Monstruosité d’un corps tenu en laisse, triste et dévitalisé. Desplechin est plus scientiste qu’alchimiste. Ses greffes ne produisent pas la vie. Plaquées, elles restent confinées dans un schéma symbolique, trop haut dans l’intellect, trop bas dans la confusion du « Tout est dans tout ». Les analogies (mythologiques, tragiques, psychanalytiques, religieuses, philosophiques, mathématiques, existentielles) ne sont pas sensibles à l’épiderme, mais déclinées à partir du sujet, martelées par le dialogue et le montage (sens), et imposées à foison (matière). Ni correspondances, ni filigranes. Ainsi, la scène érotique n’est pas érotique. Il faudrait évaluer le rôle de l’imaginaire laborantin « Resnais » par rapport à celui des fabricants d’explosifs (comme Godard), ou de récits (comme Chabrol).
2- Monstrueusement scolaire : rien n’échappe à la thématique. Quand Desplechin multiplie les intrus et intrusions de toutes sortes, ce n’est pas à l’arbitraire souverain du narrateur qu’il s’abandonne, puisque sa démarche est toujours justifiée par l’esthétique de la greffe. La greffe, on le sait, peut ne pas prendre, provoquer le delirium tremens (cette éventualité est envisagée dans le dialogue, mais laissée sans suite, comme pure virtualité), rejeter le greffon, produire du déchet. La greffe est le symbole du film, à partir duquel Desplechin, « bon élève » délibérément clownesque, incite le spectateur à tout justifier sous la défroque d’Henri (Mathieu Amalric).
3- Monstrueusement salonard : la greffe desplechinienne ne prend pas, car Desplechin, n’ayant de cesse de ramener la couverture à lui (effets de signature), bloque toute dramaturgie authentique, tenant en laisse le corps qu’il produit en s’y greffant lui-même. Exemples : le ton sur lequel la mère dit à son fils qu’elle ne l’a jamais aimé, le ton sur lequel son fils lui réplique qu’il ne l’a jamais aimée, et sur lequel ils concluent qu’ils ne se sont jamais aimés ; ou le ton sur lequel la mère dit (à sa belle-fille de passage – Emmanuelle Devos) qu’elle se demande ce que vaut son fils au lit ; ou sur lequel le frère faible et sympa (Melvil Poupaud) demande à son frère s’il a couché avec sa soeur, ce qui expliquerait la haine de cette dernière à son égard, « ce qui serait plus simple ». Dans les trois scènes (sur le banc de jardin, dans le magasin de vêtements, devant le sapin de Noël), le ton qui prévaut est celui du : « Il fait frisquet ce soir », « Comment trouvez-vous ma robe ? Aidez-moi à la dégrafer », ou « Passe-moi la boule bleue ». Ce qui pourrait être monstrueux est désavoué par l’humour noirâtre de petits règlements de compte. Cela fleure bon la libéralité bien entendue de moeurs bien partagées. Si l’heure est à la débauche, manquent les gestes, les actes, la dramaturgie des grandes passions humaines (amour, haine, colère, vice, dénaturation du lien familial, etc.). Chez Bergman, au moins, on quitte le salon.
L’économie du mystère, qui peut tout avec rien, n’intéresse de toute évidence pas Desplechin, puisqu’il n’a pas hélas la prétention de faire simplement se déchaîner des personnages de l’Ancien Testament ou des dieux de l’Antiquité au sein d’une petite famille française. La création de monstres cinématographiques le tente peut-être. Pourtant les monstres (femmes à barbe, King-Kong, Quasimodo), outre la fascination qu’ils exercent (ou la répulsion dont ils font l’objet, c’est pareil), ont toujours une cicatrice, ou un geste, ou une démarche, ou un coeur, ou une pensée, qui les rendent dignes d’être aimés. Un Conte de Noël, avec sa froideur, sa tristesse rance, son esbroufe, n’est pas de cette trempe.