Chez Guy Maddin, le moi verrouille tout : ville natale dont on ne peut sortir, famille obsédante, destinée oedipienne, on n’en finit pas de chercher la sortie. « Keys… Keys… Keys… » ressasse-t-on dans My winnipeg (2007). Disons-le vite, des clés il n’en rentre guère dans le Keyhole (titre v.o. d’Ulysse, souviens-toi !) de cet objet d’auteur sibyllin qu’est son dernier film. Le travail de Maddin, comme emporté dans cette aimantation névrotique du moi, du centre, du point d’origine, a toujours pris modèle sur les décennies primitives du cinéma, sur les Dreyer, les Murnau, les Browning, dont il recopia le style dans des hommages au muet toujours très appliqués. Maddin a le virus copiste, la fièvre pasticheuse, et d’une manière ou d’une autre l’exercice a toujours quelque chose d’assez vain, fétichisme de la technique balbutiante, image floue, rayures et grains de poussière, perfection du petit défaut, amour du vintage. Comme pour se préserver d’une cinématographie de cire (dans laquelle il tombe pourtant toujours un peu), Maddin pratique l’hybridation, l’expérience. Tentative ratée quand il s’agit de raccorder la gestuelle du muet avec celle du ballet (l’indigeste Dracula), réussie quand il s’agit de faire du cinéma muet mais sonore (le délirant The Saddest Music in the world), de convoquer d’autres modèles, Buñuel, Anger, Jodorowsky, et proposer un grand bazar surréaliste (outre The Saddest…, voir le superbe Et les lâchent s’agenouillent). Chez Maddin, donc, le mouvement d’ensemble dessine une boucle. C’est l’inexorable retour au point de départ.
Il fallait bien qu’un jour, dans cet univers, Ulysse revienne lui aussi. Ce n’est plus dans le muet mais dans les films de gangsters des années 30 que le cinéaste, cette fois, choisit de mettre en scène le magnétisme infernal du home. Décision pas si surprenante quand on repense aux familles aussi soudées qu’apocalyptiques de Pas d’orchidée pour Miss Blandish ou de L’Enfer est à lui. Mais d’emblée pour Maddin, toute la question est de savoir, une fois encore, que faire de cette faculté reproductrice, quelles forces opposer à la tentation du calque, en un mot, quelle singularité donner à son oeuvre. Le générique est à ce titre plutôt disgracieux, compilation tassée et accélérée de gangsters en pleine mitraille, pastiche clipesque de vieux polars entrecoupé de cartons de style plus contemporain, comme une petite distanciation arty. On sent venir la cinéphilie formolée, le coup d’œil pédagogique. Heureusement beaucoup moins pur qu’attendu, Keyhole croisera de façon surprenante le film noir et le film de fantôme. Le pitch est moins bizarre qu’abstrus : après s’être longtemps absenté, Ulysse Pick (Jason Patric, le héros de Speed 2), chef d’une bande de gangsters, rentre chez lui avec ses sbires plus un homme bâillonné, attaché, qui se trouve être son propre fils. Mais ce fils, il ne le reconnaît pas. Ni sa maison, espace mental aux portes fermées, et remplie de fantômes de famille. Une noyée aveugle et médium, miraculée mais provisoirement, encore pleine d’eau à l’intérieur, est parallèlement introduite dans la demeure par Ulysse. Lequel ignore, ici encore, que cette noyée en sursis c’est l’amour de son fils. Quelque part dans la maison, la femme d’Ulysse (Isabella Rossellini) ne quitte pas son lit, au pied duquel est enchaîné son propre père, vieillard tout nu, à la fois esclave SM et statue du commandeur.
Le film suit une cadence plutôt éprouvante, ressasse un rythme unique, comme si toutes les scènes, qu’elles soient oniriques ou plus réalistes, devaient avoir exactement la même force d’impact. Chaque séquence est une pièce, chaque pièce est une pensée, et l’inconscient (au demeurant insipide et gaguesque : inceste et adultère, frénétiques masturbations du fils, etc.) fait saillie dans une sorte d’anarchie narrative. C’est néanmoins dans cette voie, paradoxalement, que le film révèle sa beauté discrète : Ulysse s’enferme à mesure que les portes s’ouvrent, exhume des souvenirs finalement plus vivants que lui-même. Son fils lui vole la vedette, devient le personnage principal et s’accapare tout l’amour de la mère – tandis qu’Ulysse, pathétiquement, caresse les vieux objets poussiéreux de la demeure dont il fut autrefois le maître. Ces quelques moments dérobés, l’étreinte maternelle, la solitude du père, ainsi qu’une ou deux visions d’une grande puissance (l’explosion des armes dans la chaudière, flicker insensé, ou encore la lente immersion d’un spectre dans une marre de brume) ne laissent pas douter que Maddin saura vite se retrouver.