Un nouveau James Gray un an après La Nuit nous appartient ? Ce n’est qu’une demi-surprise : on a un peu trop vite défini le wonderboy new-yorkais comme un nouveau Terrence Malick, et depuis qu’il s’est extirpé des maléfices d’Harvey Weinstein (cinq ans entre ses deux premiers films, sept entre The Yards et La Nuit nous appartient), Gray s’est visiblement pris au plaisir de tourner vite et bien. Two lovers surprend plutôt par le genre abordé (a priori une petite comédie romantique) et son pitch à la simplicité confondante : un homme voit son train-train familial – et la femme qu’on lui propose en bonus sur un plateau – bouleversé par l’arrivée d’une charmante voisine. Dès les premiers plans, quelque chose résiste à l’appel de la normalité qui semble guider l’irascible cinéaste depuis le succès de La Nuit nous appartient, et l’on sent bien que le plus beau film de l’année se dessine sous des airs de parenthèse un peu nonchalante. La présence d’un univers archi-signé (scènes de famille dans un petit appartement peuplé de figures familières) et de Joaquin Phoenix ne sont qu’un leurre autour duquel va s’enrouler tout le film. La bizarrerie du comportement de Leonard / Phoenix (attardé mental ou amoureux déchu, les premières scènes sont phénoménales), autant que la vitesse avec laquelle l’intrigue se met en place, ouvrent une poche d’étrangeté qui ne lâchera bientôt plus un récit empruntant malicieusement à Hitchcock (Sueurs froides et Fenêtre sur cour) pour déboucher sur le plus lancinant des ovnis.
L’arrivée de Gwyneth Paltrow redouble cet effet de sidération, avec notamment l’extraordinaire rupture de la scène de boîte de nuit qui laisse Leo, chauffé à blanc par la montée du désir, dans un état de désorientation totale. A partir de cet instant, Two lovers suit l’élan suave et heurté, trop lent ou trop rapide, d’une chorégraphie exsangue où ni Leo ni Michelle n’accordent leurs vitesses si particulières, à l’exception de rares moments de suspension (sur le toit de l’immeuble, lieu magique baigné d’une lumière cotonneuse et bleutée) ou d’explosion (la scène d’amour sidérante du dernier tiers). Gray n’a pas son pareil pour lessiver la comédie romantique de son fonds trivial (comportements insaisissables et biscornus, fadeur des petites agitations du quotidien familial) pour en faire revenir le plus indicible des mélodrames. L’extraordinaire vapeur d’ivresse qui se dégage de cet univers de bibelots et d’engoncement (la chambre de Leonard) ou de fausse assurance (le petit ami de Michelle) suit un mouvement d’apesanteur prenant à rebours les habituelles fictions emplies de gravité du cinéaste. Mais si Gray feint de délaisser la grandeur opératique de ses précédents films, nul changement de cap pour autant : la forme quintessenciée de Two lovers ne fait qu’aiguiser, en en tirant une matière presque abstraite à force de douceur et de ténuité, son goût de la tragédie classique. La plus noire des folies continue de remuer tout en bas (le baluchon de Leo qui s’effondre comme un sac de plomb dans la petite cour de l’immeuble) : Gray s’est simplement rendu, le temps d’un film, à l’état d’hébétude magnifique que son oeuvre appelait depuis toujours. Bouleversant.