Fait de la même audace, et en même temps de la même limpidité, Twixt prend avec évidence le relai de Tetro. Le film est à peine moins beau, plus intime encore, plus libre et déroutant aussi. L’hallucinante liberté que s’octroie désormais Coppola se mesure un peu partout dans Twixt, d’abord dans les croisements inouïs qu’il s’autorise (une série B gothique et bouffonne en même temps qu’un exorcisme intime, des expérimentations numériques splendides qui dialoguent autant avec Speed racer qu’avec la lanterne magique), mais aussi dans sa manière décomplexée et farceuse de prendre en marche le train de la 3D. Twixt se présente comme un film en 3D, donc, mais juste un peu, comme ça, en passant. En tout et pour tout, deux séquences, à peine plus de cinq minutes, signalées à leur entame par une animation kitschissime – une paire de lunettes chaussées par l’écran pour donner le top, façon Freddy 6. Que Coppola fasse un détour par la poésie foraine du cinéma des drive-in pour dévoiler une page aussi crue et tragique de son autobiographie (le film parle très explicitement de la mort de son fils) laisse pantois, et on ne voit pas trop où trouver ailleurs, aujourd’hui, la trace à la fois d’une pareille audace et de la totale décontraction avec laquelle elle s’exprime.
Tetro déjà mêlait tout, tragédie et soap, opéra et miniature, classicisme et expérimentations folles, couleur et noir et blanc, Michael Powell et home movie, le tout remontant un fleuve autobiographique où l’oeuvre n’a jamais cessé de se baigner (il était plein des fantômes de l’enfance – père, oncle, et frère, à qui Rusty James était déjà dédié). Sorti du même laboratoire, Twixt prend les atours plus modestes d’une série B légère et un peu datée mais lui aussi se saoule d’expérimentations pour déterrer le roman familial, en même temps que les grands motifs de l’oeuvre, récapitulés comme si dans ses nouvelles éprouvettes le laborantin Coppola cherchait seulement des combinaisons neuves, une autre chimie. Les motifs circulent, se recomposent, présentent un autre profil. De Tetro à Twixt, un texte (pièce de théâtre ou, ici, roman) cherche une fin qui ne sera trouvée qu’en exhumant un traumatisme familial, et un accident remonte des souvenirs pour trouer sèchement le récit. Et de l’un à l’autre transitent, intactes, quelques grandes figures de l’oeuvre, telles que L’Homme sans âge, déjà, les compilait dans un soucis quasi-exhaustif : vampirisme (explicite ici comme dans Dracula, mais les vampires sont chez eux chez Coppola, seulement masqués dans Le Parrain, L’Homme sans âge, Tetro), temps qui ne passe pas et s’emballe ou fait un retour brutal (tous les films), deuil à faire (des enfants, surtout : les trois volets du Parrain, Jardins de pierre), culpabilité.
Ici Hall Baltimore, un romancier gothique sur le déclin – Val Kilmer, idéalement pâteux -, échoue dans un bled paumé où, cherchant l’idée d’un nouveau livre, il va s’employer à élucider un fait divers. Le fait divers le fera remonter plus loin : dans le passé sombre de la bourgade où se mêlent sacrifice rituel et vampires de série Z, et en même temps dans le sien, jusqu’à la scène primitive de son déclin, la mort de sa fille dans un accident de bateau. Le film commence comme du Stephen King et finit pareil : origine de la terreur et secret de l’écriture résolus d’un seul mouvement par le déterrement de fantômes intimes, comme dans Sac d’os. Mais c’est un autre maître que le film convoque pour démêler du même geste l’intrigue de série B et le roman familial. Le film est d’abord une sorte d’hommage à Edgar Poe, qui est tellement partout (un beffroi maléfique revenu du Diable dans le beffroi, une fille qu’on emmure vivante…) qu’il est là, en chair et en os, guidant en même temps Kilmer et Coppola, visitant du même pas les rêves de l’écrivain et ceux du cinéaste – Coppola raconte que l’idée du film lui est venue d’un rêve où Poe faisait une apparition. Double manière, décidément coppolienne, de remonter le temps : vers Poe (et donc vers les origines de la filmo, celles de l’école Corman) et avec lui, sur la trace d’un triple deuil (la femme de Poe, dont la mort fut dans l’oeuvre la clef que l’on sait ; la fille de l’écrivain ; le fils de Coppola, mort dans un accident de bateau et d’une façon que le film figure très frontalement). Idée sublime dans sa littéralité, qui fait apparaître Poe pour lui faire dire, au personnage et à Coppola sans distinction : « We share this little ghost, my friend… ».
Le passé remonte encore, donc, il n’en finit pas de remonter. L’horloge s’affole, comme elle s’affolait dans Rusty James et au-delà, dans presque tous les autres films. L’idée du beffroi (« bell tower » en v.o., c’est beaucoup mieux) est proprement géniale, c’est presque un résumé de l’obsession de Coppola. Sur chacune de ses faces il y a une horloge, mais les horloges ne raccordent pas, chacune s’entête à donner son heure. A ce sujet, revenons à la 3D, chaussons les lunettes. Qu’y avait-il à montrer exactement dans ces deux séquences qui nécessite ce surcroît de profondeur ? Dans la première, une chute : Baltimore a grimpé dans le beffroi et, s’immisçant entre les rouages des horloges, il perd l’équilibre et tombe. Dans l’autre, un jaillissement : un geyser de sang qui surgit parce qu’on retire un pieu du cœur d’un vampire. Le sang est trop abondant, et l’effet est à la fois comique (purement forain et donc en phase avec l’utilisation que Coppola fait de la 3D) et troublant parce qu’on sait bien que cet excès vient de ce qu’il y a du sang pour quatre : mêlé à celui de la goule, ceux de la femme de Poe, de la fille de Baltimore, du fils de Coppola. Le passé rejaillit et la force de ce jaillissement foudroie, fait perdre l’équilibre : les syncopes de Peggy Sue (au bal qui est l’insoutenable duplication de sa jeunesse) et de Michael Corleone (s’effondrant chaque fois que remonte le souvenir de son frère mort de ses propres mains) le disaient déjà.
Mais le deuil ici se fait bel et bien, dans une séquence qui est terrassante de beauté. Tous les deuils, même, s’y font d’un même élan, concentrés dans le visage d’un fantôme qui contient tous les autres fantômes, ceux de Poe et de Coppola. C’est une projection, l’idée même du cinéma : le visage apparaît en transparence, flottant sur une eau lisse au-dessus de laquelle Poe et Baltimore se penchent, mirant à sa surface l’écran de leurs propres souvenirs. Cette eau lisse où flottent les fantômes c’est, dans une même image, l’eau qui a englouti Giancarlo, le fils de Coppola, et l’écran de cinéma où son père, vingt-cinq ans plus tard, retrouve son visage. Et où peut-être, sans le savoir, il avait déjà montré sa mort, longtemps avant l’accident de bateau fatal intervenu pendant le tournage de Jardins de pierre. Dans Dementia 13, le premier film, produit par Corman et sorti l’année même de la naissance de Giancarlo, on mourrait déjà en tombant à l’eau, d’un bateau qui fut la toute première image de l’oeuvre ; le même bateau d’où Fredo, le frère Corleone, allait tomber en récitant un « Je vous salue Marie » dans Le Parrain 2. C’est dire si Coppola sait, mieux qu’un autre, que le cinéma est là pour répondre à l’appel des fantômes. Dans le générique de fin, Giancarlo est crédité comme « conseiller artistique ».