Suite et presque fin (et tout est dans le « presque », bien sûr, ici où tout n’est que rétention, suspens, coitus reservatus) de la saga phénomène, Star wars sentimental et grand roman photo puritain dont ce pénultième épisode s’avance avec la promesse d’une « révélation ». Promesse tenue, puisqu’une image attendue sort enfin du tapis, révélée dans sa littéralité fatale, forcément déceptive. Ce sont trois images, en fait, trois clichés suspendus sur le fil mince de l’épisode. D’abord et évidemment, celle d’un coït enfin consommé et donc d’un désir deux fois accompli (celui de l’héroïne qui bout d’excitation depuis trois épisodes / celui du spectateur qui trépignait avec elle). Cette image-là, nous dit la promotion du film, n’est pas la bonne (trop explicite, la scène tournée serait ici « censurée ») : génie publicitaire, cohérence redoutable qui gèle à jamais l’image tant désirée dans le glacis d’un fantasme d’où elle n’était, de toute façon, pas destinée à sortir. Restent les deux autres images (celle d’un mariage ; celle de l’héroïne enceinte qui, mordue in extremis, est offerte enfin à son destin de goule), et au-delà, rien d’autre. Rien d’autre, et le résultat est presque aberrant à voir, tant le film refuse les péripéties (au contraire du précédent qui les empilait en une cathédrale shakespearienne teen) pour assumer la nature délibérément plate et diluée du soap. En cela, l’épisode est à la fois le plus ingrat (la mise en scène n’a jamais été aussi pauvre, le film est par moments vraiment laid, ce qui n’a pas toujours été le cas), et le plus fidèle à la nature de la franchise.
Laquelle franchise reste, malgré tout, assez séduisante. D’abord parce qu’il y a une certaine noblesse dans l’obstination d’un pareil mastodonte commercial à s’en tenir, aujourd’hui, à un premier degré aussi désuet, à préférer à l’ironie le sérieux volontiers cocasse de son aristocratie de vampires aux visage blanchis de la même poudre que celle des séries B des années 50. Séduisante aussi, sa manière d’accomplir un programme éternel du teen movie : quête éperdue de l’intensité maximum d’un moment d’éternité, « magic moment » des premières fois qui sont aussi les dernières (bal de promo, dépucelage, mariage, toutes balises déposées de longue date sur l’agenda mythologique de la jeunesse américaine). Hystériser cette attente, déployer sa composante morbide, est depuis le début l’horizon de la série : c’est la tragédie des amoureux de l’amour, un drame de fétichiste. Bella Swan, le beau cygne qui porte ces aventures, ne veut pas tant, comme ses voisins du teen movie, « du cul » : ce qu’elle veut, c’est figer pour l’éternité (il faut se rappeler à ce sujet les « freeze frames » qui refermaient les films de John Hughes) la grâce fiévreuse et fragile de son adolescence. Et cette éternité, il n’y a qu’un vampire pour la lui promettre, il n’y a que sa morsure pour geler dans le temps le cliché kitsch du fantasme. Mais à ce don, il y a une contrepartie, parce que le vampire a, lui aussi, un vœu. C’est un vampire qui ne couche pas, ou plutôt : un vampire qui ne mord pas avant le mariage.
Une fois qu’on a dit combien ce programme est puritain, qu’est-ce qu’on a dit, qu’est-ce qu’on a découvert ? Rien, sinon pour les étourdis qui, ébahis, n’en finissent plus de découvrir l’Amérique. Plus surprenant en revanche, est le circuit emprunté ici par le puritanisme pour dire sa loi. Parce que la série n’a eu de cesse de déjouer l’apparente évidence de son récit, qui semblait a priori celui d’un conte de fée classique, retrouvé dès le premier épisode dans la forêt ténébreuse du Chaperon rouge – la vertu de l’adolescente vs. la tentation du grand méchant loup. En retirant le sexe aux vampires, en inventant un vampire puritain, Twilight retourne le programme, raconte l’histoire d’une fille qui tombe, littéralement, amoureuse du puritanisme. Idéologiquement, c’est redoutable, parce que sont conjugués un éternel de la mentalité puritaine (« Je viens d’une autre époque », s’excusait le vampire no sex dans l’épisode précédent) et une photographie exacte du contemporain : soit la promesse d’un monde expurgé du sexe, alors même que ses signes sont partout (corps et visages ultra sexués des frêles vampires comme des loups garous bodybuildés/huilés, indissociablement hétéros et queer, et au final parfaitement asexués).
Du point de vue de la fiction, c’est intéressant, parce que c’est glisser dans la mythologie du vampire l’enjeu d’une négociation inédite et incongrue : la fille voudrait convertir le vampire au sexe / le vampire voudrait la convertir à l’abstinence. Qui mordra l’autre ? Laquelle des deux malédictions aura le dernier mot ? Cette lutte, la seule qui occupe véritablement la série depuis le début, est tout l’enjeu de cet épisode ingrat mais passionnant. Narrativement, l’épisode est détraqué mais logique : il est en effet surprenant mais tout à fait cohérent que, contre toute attente, le sexe consommé soit disjoint de la morsure fatale. Bella et Edward couchent, mais il faut attendre la fin du film pour qu’enfin, les crocs du vampire dispensent leur venin, alors que depuis le début la série promettait un seul et même événement. C’est un film en deux rounds. Premier assaut, celui du sexe, mené par Bella – qui ne convainc personne, ni les personnages ni le film, lequel est contraint de traiter la scène sur le mode du gag (Bella aguiche en nuisette et, après l’ellipse imposée, raccord sur le mobilier, réduit en morceaux par la charge enfin libérée du vampire abstinent – lol). Deuxième assaut, mené par le vampire sur la belle qui subit le martyre auquel l’a condamné son désir (elle est tombée enceinte, et le père violé se venge à travers sa progéniture, qui détruit ses entrailles) : le vampire mord et le poison s’infiltre, givrant un à un les vaisseaux où s’écoulait le sang trop chaud de l’adolescente. Le film s’arrête là, au bord de cet abîme qui est vraiment vertigineux. Maintenant que le venin du puritanisme a tout gelé, que l’idée du sexe a été définitivement neutralisée, et qu’il n’y a plus d’enjeu possible pour le désir, une seule question reste en suspens : que reste-t-il à filmer ?