La part aveugle de De sang froid, telle est la matière du premier film, brillant, de Bennett Miller, et non la vie et l’oeuvre de Capote. Cette part aveugle, cet angle mort, c’est la place du citoyen Truman Capote, écrivain mondain, dans le récit du meurtre de la famille Clutter à Holcomb au Kansas, la nuit du 14 novembre 1959, pour une poignée de dollars. Dans le partage que, romancier, il fit entre l’enquête des policiers et l’itinéraire des meurtriers, nulle place en effet pour lui-même, destinataire pourtant de bien des adresses, et notamment celles de Perry Smith, l’un des deux coupables pour lequel il éprouvait au minimum une vive fascination. Truman Capote retrace donc, de 1959 à 1965, les années que l’écrivain consacra à l’affaire qui à la fois lui permit d’accoucher d’un chef-d’oeuvre et empoisonna définitivement sa sève créatrice, lui qui après De sang froid, tout en continuant à publier, ne parviendra plus à achever un roman.
Où est Capote, dans le livre ? Le reporter Jenson n’est qu’un faux double. Où est le livre, durant toutes ces années ? Nulle part et partout. Deux dissolutions sur quoi le film construit son propos, sa mise en scène, parmi les paysages eux-mêmes évidés du Kansas. Capote, il est complètement dans l’événement, y prélevant matière à écriture autant qu’il s’y perd à mesure que son plan se met en place et l’étouffe -pour naître, le chef-d’oeuvre prémédité doit s’abreuver à deux sangs : l’exécution des coupables, sans quoi il n’y a pas de clôture possible, et le récit par eux de la nuit du meurtre, dont on ne connaît toujours pas les détails après leur condamnation à mort. Le livre, il en est toujours question mais il est toujours absent. En refusant tout les clichés de l’écrivain au travail, (front plissé, page blanche, etc.) Bennett Miller donne une singulière consistance à ce texte tantôt excessivement visible -en cours d’écriture, Capote donne une lecture publique triomphale de quelques passages à New York-, tantôt retranché dans son inachèvement -à Perry Smith, il assure n’avoir pas écrit la moindre lignes.
Bennett Miller sait bien que le genre inventé par Capote avec De sang froid (la « non-fiction ») n’est pas le repli sur l’écriture des faits tels qu’ils sont mais une instance instable où la place de l’écrivain et le lieu d’énonciation font mystère. Cela s’éprouve immédiatement, au Kansas, dans la manière dont Truman Capote investit cet univers étranger, avec son amie Harper Lee en guise de porte-parole, lui la grande folle mondaine qui rencontre une immédiate hostilité de la part d’une population méfiante, ce qui le rapproche des assassins. Aussi le film, comme son personnage, toujours semblent regarder plus loin que ce qui est présent à nos yeux. Capote manipulateur, flairant le gros coup et usant de tous les moyens pour obtenir ce qu’il veut, Capote rongé par son impatience que les deux tueurs soient pendus, malgré ses affinités avec l’un d’eux : c’est moins Capote dévoré par les impératifs de l’écriture qu’un auteur aspiré plus qu’inspiré par le grand oeuvre qui piaffe d’impatience au-devant de lui. Comme une hypersensibilité, une malédiction pesant sur lui qui se vante de retenir 94% des conversations qu’il entend. L’écriture vous regarde toujours de loin, en avance sur vous, elle vous attend.