Jusqu’où l’humiliation peut-elle être consentie ? Qu’est-ce que la lâcheté ? Et la virilité ? Autant de questions posées par Philippe Le Guay à travers l’aventure de son héros, ouvrier dans une usine de bouteilles. Dès son intégration au sein de l’équipe de nuit, Pierre (Gérald Laroche) subit les brimades de Fred (Marc Barbé, qui, dans la continuité de Sombre, s’impose une fois de plus comme l’un de nos plus grands acteurs), un type imposant considéré comme le leader du petit groupe de travailleurs. Au fil des injures, des coups bas et des tortures psychologiques en tous genres, la relation entre les deux hommes prend une tournure très violente et finit par déteindre sur l’intimité de Pierre, qui subit sans mot dire les attaques de son bourreau. Témoin de la faiblesse de son géniteur, le jeune Victor se lie d’amitié avec Fred, symbole vivant de courage et de puissance aux yeux d’un gamin en quête d’un modèle paternel.
Après L’Année Juliette, comédie plutôt anodine conçue sur mesure pour le sieur Luchini, Le Guay surprend avec ce Trois Huit, étude assez fine d’un cas de viol identitaire. Car à force d’endosser le rôle de victime, Pierre se retrouve spolié de tout ce qui faisait son assurance jusqu’alors : l’harmonie conjugale et filiale, sa sociabilité, et, surtout, son statut d’homme, avec ce que ça implique comme défenses et répondant. C’est sur cette vulnérabilité face à la définition populaire de l’imago virile que se jouent la plupart des attaques de Fred, raillant avec cruauté les aptitudes « ménagères » de Pierre, son talent pour la cuisine ou pour le passage de serpillière. Le cinéaste dépeint attentivement l’angoisse crescendo de son protagoniste, son impuissance à renverser la vapeur, ses doutes et ses inquiétantes absences de réaction. Sans oublier d’installer une certaine ambiguïté au coeur de ce rapport presque sadomasochiste, car même si l’hypothèse d’une attirance sexuelle reste peu probable, Fred possède pour Pierre l’étoffe de ces héros irrésistibles, monstres de muscles et de morgue, capables de résoudre le moindre problème et d’influencer leur entourage afin de mener à bien leur entreprise de terreur morale. Ainsi, lorsque Fred regarde Pierre sous la douche, il s’agit davantage d’un désir de convoitise (s’approprier ce corps pour pouvoir jouir d’un nouveau pouvoir) que d’un désir érotique. Les incessantes sautes d’humeur de Fred fonctionnent à l’identique : dans les rares moments où ce dernier laisse entrevoir un début d’amitié, Pierre se sent à l’abri, en pleine possession de ses moyens, fanfaronnant parce qu’ayant réussi à apprivoiser cette énergie fluctuante qui, le plan suivant, risque de se déployer contre lui.
Seul point noir de Trois Huit : son manque d’audace. S’abreuvant à la source d’un réalisme sans guère d’ambitions (marre des B.O. signées Yann Tiersen !), Le Guay s’inscrit dans la lignée pas follement excitante des « films en usine » (Cantet, Zonca, Beauvois, Edwin Bailly et son oublié Faut-il aimer Mathilde ?), dont il parvient tout de même à se distinguer par un récit mené de main de maître. Mais pour l’heure, on attend toujours un jeune cinéaste français à même de réconcilier pleinement le cinéma et le milieu ouvrier.