A l’heure où la duplicité envahit (pour notre plus grand bonheur) le petit écran (Alias, 24 heures chrono) et en ces temps de disette politique où les idées s’affrontent à coup d’anathèmes sectaires, Eric Rohmer livre avec Triple agent une réflexion subtile, tout à la fois alerte et pessimiste, sur un monde en passe de sombrer corps et âme dans la barbarie. Naviguant dans le milieu interlope de la diplomatie et de l’espionnage au mitant des années 30, le film suit le parcours de Fiodor, russe blanc réfugié à Paris avec son épouse d’origine grecque Arsinoé, peintre amateur peu préoccupée (du moins en surface) des affaires de son mari. Car l’agent triple du titre c’est Fiodor, travaillant, semble-t-il, aussi bien pour le compte des Blancs anti-communistes, de l’Union Soviétique que des Nazis.
« Naviguer », d’ailleurs, est un bien grand mot puisque Triple agent suit la ligne habituelle des autres films de Rohmer, où le verbe, la parole, les dialogues seuls sont là pour étayer la fiction. Tout se déroule ici dans des chambres d’hôtel, des appartements, des restaurants ou quelques portions de rues, rien qui permette de suivre ce héros globe-trotter physiquement de par l’Europe. Mais les mots ici ont une telle puissance d’évocation qu’il semble bien qu’on ait vu se dérouler l’Histoire en marche et quelques espionnes intrigues, là, sous nos yeux. Comme dans L’Anglaise et le Duc, les intérieurs sont le lieu de l’intelligentsia, du discours, de la réflexion et des constructions intellectuelles distinguées là où le dehors est assimilé au populaire (au mieux) et à la barbarie (au pire). Mais on ne retrouve rien ici de la verve réactionnaire qui animait son précédent film (les trognes vagissantes de la populace). Le dehors ici ce sont des images d’archives, aussi bien du front populaire et de Léon Blum que l’arrivée des Nazis sur Paris, qui agissent comme une sorte de contrepoint à l’avancée feutrée du récit d’intérieurs.
Il ne s’agit pas pour autant de filmer les secrets d’alcôves ou les discussions dans les bureaux du pouvoir. Non, Rohmer use d’un dispositif infiniment plus original, qui se concentre essentiellement sur les liens d’amour qui unissent Fiodor et Arsinoé et la relation au mensonge et à la vérité que l’activité du mari ne manque pas de questionner. Si bien que dans Triple agent, on est à la fois dans et un peu à côté de l’Histoire, le récit articulant la petite et la grande (Histoire) comme on joue une musique de chambre. Rohmer filme un couple pris dans les tourments de l’Histoire, mais dans un espace intime, érotisé, qui interroge en filigrane la confiance et la trahison au sein de cette relation d’amour. On trouve aussi, dans cette œuvre claire et romanesque à sa façon, une louange discrète de l’art d’être anachronique, qui situe assez bien la vision que le cinéaste a de lui-même, et qui rend Triple agent très touchant, dans la mesure où il s’apparente à un autoportrait. Fiodor comme Arsinoé sont en effet deux êtres anachroniques.
Elle, parce que sa peinture, qui reproduit avec sensibilité les scènes du quotidien observées dans la rue, s’accorde mal avec l’avant-garde des Malevitch et autres génies venus d’Union Soviétique, et dont les voisins communistes sont férus. Très directement, Rohmer revendique le droit de ne pas être de son temps, lui qui pourtant est d’une incroyable modernité (comme on dit, la modernité d’être vieux ?). Fiodor quant à lui, a beau côtoyer l’Histoire en marche, ses interrogations sur le mensonge et la vérité comme le ferait un théologien font à la fois sa grandeur et sont le siège de son aveuglement. Dans un monde bipolarisé, à deux doigts de s’affronter en deux camps distincts, son funambulisme triangulaire dans les milieux de la diplomatie paraît d’un autre âge. Tandis que, dans une des plus belles scènes, face à sa femme à qui il livre enfin quelques secrets, il aboutit à de vertigineuses démonstrations, le réel est là, tapis, prêt à le renverser. Le plus brillant des raisonnements ne résiste pas au principe de réalité. Façon délicate de décrire deux » artistes » que l’Histoire balayera sur son passage. Ce qui fait de ce Triple agent l’un des films les plus pessimistes de son auteur.