Brelan d’as hongkongais au complet : certes, la dream team formée par Tsui Hark, Ringo Lam et Johnnie To masque difficilement l’aspect gadget d’un tel projet, et plus généralement du genre « film à sketches ». Mais l’originalité du concept (les cinéastes se relaient pour former un film à la continuité aléatoire) permet néanmoins d’opposer une sorte de solidarité improbable entre trois réalisateurs dont le rapport à la vitesse et au récit semble si éloigné.
Tsui Hark ouvre le bal, et c’est ce qu’il sait faire de mieux. Une mallette, des pieds nickelés soumis à la loi barbare des triades, et c’est parti : le film part dans tous les sens sur un rythme effréné, avec ce réalisme à bout de souffle qui est la marque du meilleur Tsui Hark ; il s’agit, dans un bonheur non feint, d’allumer toutes les mèches possibles, au risque d’une ravissante illisibilité. Ringo Lam, plus pragmatique, prend le relais pour poser le récit et mettre les choses au clair : moins dandy et plus trivial, plus affable aussi, le deuxième tiers fait dérouter le thriller effréné du côté du conte (les zozos trouvent un trésor royal dans un HK souterrain illuminé). La facture intermédiaire, l’humilité de cette partie ne doivent pas faire oublier les immenses qualités de Lam : finesse psychologique et amour du travail bien fait. Au tour de To : la rupture est radicale et les questions de la vitesse saturée (Tsui Hark) ou de l’efficience narrative (Lam) laissent place à une sorte de théorème spatial proche de l’abstraction : fi des poursuites démentes et des oppositions bestiales, l’occupation de l’espace est la véritable obsession du cinéaste. Les plans s’élargissent et les corps se replacent dans la logique d’une chorégraphie hiératique et théâtrale (grand chantier souterrain ou marais nocturne transformé en jungle des affects).
Pour le coup, To, fumiste charmeur, se taille la part belle du film et trouve dans ce ludisme (comment se débarrasser de la patate chaude) matière à affiner son sens de l’absurde : avec toujours cette irritante mais sympathique impression que rien, chez lui, ne peut appeler une quelconque profondeur. Mais Triangle n’appelle évidemment pas la profondeur, et il est assez juste au fond que tous les honneurs reviennent au cinéaste de The Mission : la pose hi-class, la parenthèse enchantée, voilà bien tout ce qu’on pouvait attendre d’un tel challenge. Que du plaisir, donc, en attendant que le seul véritable dieu de cette fratrie céleste, Tsui Hark, remette au plus vite les pendules à l’heure.
Vincent Malausa