On ne ressort pas indemne du nouveau film de Teresa Vilaverde, sa fièvre noire, sa transe laissent une impression tenace. Drôle d’objet produit en France par une cinéaste portugaise, tourné en Russie puis à travers toute l’Europe, Transe est un grand film d’errance. Sonia, quitte Saint-Pétersbourg, sa famille et son ami pour aller gagner de l’argent en Europe. Son voyage ne s’arrête jamais, elle traverse dans sa dérive la République tchèque, la France, l’Italie pour échouer au Portugal. Mais mis à part quelques bribes de l’une ou l’autre langue, tous ces pays semblent être le même, la même désolation d’une grande plaine illimitée. Le cœur de l’Europe devient sous la caméra de Teresa Villaverde un terrain vague où l’on s’échange des corps. Sans aucune dramatisation, comme un glissement progressif et inévitable, Sonia tombe dans un trafic de prostitution. Très loin du film choc façon Dossiers de l’écran, Transe abandonne toute contextualisation pour rendre au sujet son ampleur métaphysique.
Dans une lumière froide, la fragmentation et les ellipses réussissent à communiquer une désorientation vertigineuse et nauséeuse. Sonia est trimballée comme un animal puis comme un paquet d’une chambre de tortures à une autre, toujours plus abstraite (jusqu’à un container rouge posé au milieu d’un champ). De superbes travellings sur les forêts de bouleaux ou sur des blocs de glace figurent le mouvement du trajet sans attache et sans fin du personnage. Le visage nerveux et osseux de l’inoubliable Ana Moreira rend d’autant plus poignante et presque tangible la douloureuse dérive de l’étrangère. Dans son jeu serré, mélange de terreur et de résistance, au fur et à mesure des épreuves de sa descente aux enfers, l’actrice se transforme pour devenir un bloc inattaquable, insensible au sort de son corps humilié.
Mais peut-être la torture va-t-elle un peu loin et l’aliénation fatale finit-elle par peser. Le calvaire ne s’arrête jamais, allant toujours plus avant dans la déchéance. On est tenté de demander du répit, le personnage a assez porté sa croix, à force son trajet infernal vire à l’acharnement cruel. Faut-il vraiment enfoncer le clou à ce point, faut-il tenir le cap vers le fond avec une telle intransigeance ? Dommage aussi que la cinéaste emprunte un détour très facultatif : l’épisode assez catastrophique avec Robinson Stévenin dans un rôle d’attardé angélique sombre dans des clichés poético-mystiques très repérables. Rien à voir avec l’art de l’apparition que le film manie brillamment dans des plans mystérieux, revenus d’un territoire lointain et d’un imaginaire du Nord : une voix d’outre-tombe, un enfant debout sur une armoire fusil au poing, une femme et un chevalier en costumes. Une fois passé le malaise pesant entretenu par le film, des images envoûtantes restent en tête comme les fragments d’un rêve. Hors des sentiers battus, Teresa Villaverde tente de filmer un ailleurs absolu.