Revenu de Cannes avec un prix de la mise en scène et un succès quasi unanime, Tournée fait escale dans les salles françaises. Le film (le quatrième d’Amalric derrière la caméra) était attendu, son pitch est à peu près irrésistible. Amalric y joue Joachim Zand (jolie moustache), producteur de spectacles parti en tournée sur les routes de France avec une troupe de stripteaseuses « New Burlesque » ramenées d’Amérique. Avec les filles, donc, Amalric tourne. Autour de quoi ? Autour du cinéma français, qui est le vrai héros de l’histoire dès lors qu’il s’agit, semble-t-il, de lui sauver la mise. Depuis Cannes où il fut accueilli en libérateur, le film n’est discuté qu’en proportion d’une malédiction hexagonale que les faux-cils et le garage rock, héroïques, seraient parvenus à déjouer : ouf, un film français sexy, surprenant, presque américain. De fait, le film est d’emblée sympathique. Sympa : la montée des marches, joyeuse et colorée, et Amalric hilare au milieu des filles avec une trace de lipstick sur la joue. Sympa : l’affiche, vraiment belle, prometteuse. Sympa, surtout : l’idée d’aller dénicher ces filles-là (qui jouent plus ou moins leur propre rôle), de leur dédier un film – elles sont épatantes.
Reste à voir, sur la longueur, le sort que leur fait le film. Que faire de ce capital sympathie ? Que faire des filles ? La question est un peu le sujet de Tournée, elle se pose à Joachim Zand comme elle se pose, derrière la caméra, à Amalric. Longtemps, le film fonctionne bien. La mise en place, qui occupe le premier tiers, est très réussie, l’addition incongrue des filles et du personnage d’Amalric donne quelque chose d’assez beau. Là, on voit bien où est l’inspiration du film : beaucoup en Amérique (Meurtre d’un bookmaker chinois, Deux filles au tapis), un peu en France (French Cancan, Le plaisir). Entièrement requis par le rythme de la tournée, par les problèmes concrets qu’elle pose, le film volette d’une fille à l’autre sans véritable direction, sans trop forcer non plus sur leur exotisme. Au milieu, Amalric est parfait dans un rôle qu’on lui connaît et qui fait œuvre depuis sa révélation chez Depleschin – hystérie mal rasée, ruptures illuminées, cheveux en bataille. Tout va bien.
Tournée aurait pu s’en tenir à ça, et nous aurions eu un très beau film. Et puis Zand quitte le navire, abandonne les filles au Novotel parce qu’à Paris, des problèmes personnels (deux enfants laissés derrière lui, un passé de producteur télé) demandent à être réglés. Amalric aussi a rendez-vous : au bout de l’autoroute, c’est le cinéma d’auteur des années 90 qui attend, qui n’a pas dit son dernier mot. Ce virage en direction d’un territoire que Tournée avait feint de déserter (l’impasse française du scénario narcissique et bourgeois), est une catastrophe parce qu’alors on a l’impression qu’Amalric, au fond, ne sait pas comment s’en passer, et que le film avait besoin de s’y ressourcer pour justifier l’excentricité de son programme de départ. Il ne s’en relèvera pas. Quand Zand Amalric retrouve les filles, ce soupçon colle irrémédiablement aux scènes. La défaite de Zand, ici, est bien celle d’Amalric : quand il consent finalement à ouvrir le scénario aux filles, c’est pour en tirer quelque chose d’assez convenu, quelque chose comme le fond de solitude derrière le mascara, dit bêtement par l’une d’elles. Restent quand même, passée une scène atroce (l’humiliation puante d’une caissière dans un supermarché de province), quelques beaux moments vers la fin, quand la troupe fatiguée échoue dans une villa en bord de mer. Alors seulement les filles existent à nouveau, enfin elles sont un peu plus qu’une simple trace de lipstick, déposée sur la joue d’un cinéma français moins audacieux qu’il ne voudrait l’être.