Midnight in Paris racontait l’histoire d’un homme qui préférait vivre dans une comédie allenienne plutôt qu’au Musée Grévin. Le pessimisme intranquille du cinéaste se muait irrésistiblement en amour du passé, en rejet du présent, mais la morale allenienne, toujours incroyablement subtile, finissait par l’emporter : ni présent, ni passé, mais un autre présent, celui qu’on se choisit. On avait peur a priori mais, en réalité, c’était vraiment un film de Woody Allen. Avec To Rome with love, le tournant touristique de son cinéma commence à devenir gênant : on a beau fouiller, on ne trouve plus rien de reconnaissable. Et ce qui arrive est précisément ce qu’on redoutait avec les précédents : l’Office du tourisme de Rome a pris le pas sur la patte du réalisateur, la lourdeur de la carte postale sur la douceur du cliché, le confort du grenier sur l’ivresse du présent.
Il y a certes toujours eu ce goût du passé chez Allen, et chez ses personnages qui poussaient la porte d’une boutique d’antiquaire pour trouver de jolis petits cadeaux inutiles à offrir à la femme qu’ils courtisaient (Maris et Femmes, Melinda et Melinda) ou pour se draguer autour de vinyles poussiéreux (Midnight in Paris). C’était beau, c’était doux, ça n’allait jamais sans un amour profond pour le présent et le champ des possibles qu’incarnait la ville : ses dîners, ses flirts, ses opéras, ses séances de ciné, ses fêtes, ses restaurants – et toujours cette précision, à la limite de la surenchère, dans la complexité des sentiments.
Rien n’annonçait qu’on finirait par ne plus pouvoir sortir de la boutique d’antiquaire. Avec To Rome with love, le repli dans le passé ne se dit pas comme tel, c’est avant tout une régression, comme si toutes les marottes de ce cinéma avait mal tournées : le cliché tourne à vide, le passé devient imaginaire poussiéreux, la chance et le hasard qu’Allen n’a jamais cessé de mettre en scène se font concours de circonstances et quiproquos pauvres. Exemple de sketch : un jeune couple est pris dans une série de malentendus et d’invraisemblances, et l’homme se retrouve dans les bras d’une prostituée arrivée de nulle part au moment où ses beaux-parents venus rencontrer la jeune fiancée débarquent dans la chambre. Ou : la femme, après un long périple pour trouver un coiffeur, se retrouve dans la chambre d’hôtel de son acteur préféré au moment où un cambrioleur se cache dans la douche…Tout le film soutient cette tonalité de pochette surprise grotesque, fatigante et sans aucun intérêt.
Cet intérêt qu’on ne retrouve plus, c’était celui de voir un gros tissu clichetonneux se dégrossir et atteindre aux capillaires les plus subtiles des rapports amoureux, dans un mélange d’existentialisme et de perfectionnisme qui réconciliait tout le monde. A présent on reste à hauteur de caricature, de grande fresque pittoresque, il y a la prostituée bavarde tout droit sortie d’une comédie italienne, la starlette allumeuse et mythomane, la groupie ahurie, le comédien queutard, le croque-mort et le petit employé tout gris transformés en héros ordinaires revenus d’un imaginaire néo-réaliste simplet.
C’est toute une palette de caractères, de « monstres », empruntés à la fois à la comédie italienne et à la comédie allenienne, qui se cognent les uns contre les autres et auxquelles manquent cruellement ce liant proprement allenien, cette petite morale, cette petite musique, qui en guise de conclusion ramène à elle les trajectoires les plus éclatées. Si le film, au fond, n’ambitionnait qu’un comique mécanique de situation, c’est raté, parce qu’il a toujours lieu au détriment de l’attention portée aux personnages – on atteint même une forme de mépris négligent, à la limite de la misogynie, incroyable à voir chez Woody Allen.
Ici donc, la morale, ce liant, a été remplacée par une accroche publicitaire. Le point commun entre tous ses petits sketchs, c’est évidemment Rome, cette ville formidable où tout est possible, cette ville devenue plus forte que son cinéma. Avec ces films touristiques, Woody Allen avait pourtant réussi à nous montrer que peu importait la ville, que son cinéma pouvait pousser partout. Après ce consternant To Rome with love, on ne saurait trop lui recommander un aller simple pour New York.