Le film a tout juste commencé que tombe un premier coup de marteau. C’est une ouverture plutôt véloce, et le premier signe que Tip Top est du genre économe : deux plans, si courts que c’est presque un clignotement, lui auront suffi à planter le décor (une balançoire rouge et fantomatique au sommet d’une butte, puis le regard sur la butte d’un étrange guetteur en HLM), quand s’abattent les deux mots du titre, Tip et Top, et entre les deux, donc, l’image programmatique d’un marteau. À quel programme invite ce marteau que le film, dans sa course, semble avoir fait tomber de sa caisse à outil ?
À ce sujet, Serge Bozon prend sans doute le risque d’un malentendu. Et le malentendu est alimenté dès la séquence suivante, drôle mais inconfortable, qui s’ouvre sur une scène de western maboul : François Damiens fait irruption dans un bistrot rempli d’Algériens, et débite des âneries racistes pour provoquer une baston. Le rythme aberrant et agressif de Tip Top ne manquera pas de donner l’impression que le film, marteau en main, s’enivre de tout casser sans prendre le soin de recoller les morceaux. De fait, Tip Top fait des dégâts, avec une furie iconoclaste qui ne laisse indemne ni le cinéma français, ni celui de Bozon (qu’on a connu, avec Mods et La France, plus suave et distingué), ni l’épineux sujet (la France et l’immigration) qu’il ne s’aventure pas à traiter mais sur lequel, mine de rien, il dit des choses autrement plus fortes que ce à quoi la production hexagonale nous a habitué. Cette brutalité, son appétit presque pathologique pour l’absurde, feront inévitablement peser sur lui, ou bien le soupçon de la gratuité, ou bien celui d’un violent et déplaisant ésotérisme – dans les deux cas, donc, celui d’être un film un peu marteau. D’autant que ses acteurs, s’ils s’y révèlent tous géniaux, n’aident pas quand ils s’accordent, à l’heure de la promo, sur l’air d’un : Serge est complètement foufou, on n’a rien compris au film. Il suffit pourtant d’un peu d’attention pour voir que, si le film tape, il ne tape pas pour rien.
C’est au contraire un film extrêmement méthodique, porté simplement par les mêmes obsessions que ses personnages. Protocole, équité, tact. Le protocole est érotique : mater, et taper. Taper et mater, c’est, d’abord, la méthode de la police, puisque Tip Top est un film policier, qui suit la trame suivante : un indic a été tué, et le juste dosage de surveillance et de brutalité permettra de remonter la filière du crime jusqu’à sa tête. Taper ou mater, c’est aussi, en privé, le programme sensuel des deux enquêtrices lancées sur l’affaire, sous les traits d’Huppert et Kiberlain. Taper et mater c’est, enfin, le programme du film lui-même, rigoureusement établi dès le début (la balançoire et le guetteur : ça mate / Damiens au bistrot : ça tape). C’est un programme complémentaire, et apparemment paradoxal, de mise en scène : Tip Top mate et tape, et tape pour mater mieux. D’ailleurs la première chose qui tape, ici (autant que le montage, que l’humour), c’est la lumière, blanche et crue, très agressive, policière en quelque sorte, comme s’il s’agissait de passer les personnages à la question. Dans les cadres extrêmement précis qui font leur portrait via les effets burlesques, ils sont regardés avec un sens parfait de l’équité : l’étrangeté des gestes, des dialogues, des élans, est distribuée à parts égales, de telle sorte qu’aucun personnage n’est plus drôle ou inquiétant qu’un autre, que l’étrangeté est simplement le mode de leurs rapports et que, déréglé de partout, le film est à sa manière tout à fait normal.
C’est en tapant, disait-on, que le film trouve le moyen de regarder juste. Parce que le marteau n’empêche pas le tact ; c’est même le contraire. Autant qu’un marteau d’ouvrier fou, c’est un marteau de médecin, qui tape pour ausculter, et, pour ausculter, s’en tient aux réflexes. Le régime d’hystérisation extrême de Tip Top consiste, au fond, en une tentative très simple de portrait (de ses personnages, et à travers eux de la France) qui ne passerait que par les nerfs. C’est une affaire de point de vue, plus que d’appétit foufou pour l’absurde et la percussion : une manière de sonder les relations (Tip Top ne tourne qu’autour de l’idée du couple : Huppert vs. Kiberlain ; Huppert vs. Nacéri ; Damiens vs. l’indic ; surtout : la France vs. les Arabes) uniquement sous l’angle de la libido, et donc d’élans purement pulsionnels. C’est, encore, une façon d’être économe, en ne retenant qu’un trait – c’est le portrait d’une France d’idées fixes. C’est, de la France et de son rapport à ses immigrés, du désir, de la question globale de l’Autre, dire peu, mais le dire beaucoup – marteler, en somme. C’est pour le film s’en tenir à une sorte d’essence électrique des questions qui le travaillent, nettoyer autour d’elles toute la gangue sociologique, romanesque, mythologique, pour révéler à vif leur potentiel de comédie (le film est par endroits hilarant) et d’anxiété (il est en même temps d’une grande noirceur). Autant dire que dans le paysage actuel du cinéma français, ce dessillement au marteau fait un bien fou.