Un Terry Gilliam ne s’aborde plus comme avant. Après les misères de Don Quichotte et le montage boursouflé des Frères Grimm, on entre dans Tideland comme dans un bain de mer, sans savoir réellement ce qu’on y trouvera. Peur de l’excès, angoisse de ne plus retrouver la grâce et la fraîcheur d’autant, voire de tirer un trait sur le cinéaste, de plus en plus agaçant depuis qu’il s’affiche au pire moment comme l’idole officielle de sous provocateurs français. Reste qu’au-delà des postures et des récompenses désespérées, Gilliam souffre cruellement, entre Zidane du cinéma à bout souffle et artiste en exil qui tourne en rond. Il y a de ça dans Tideland, terminal zéro de la solitude et point limite de l’asphyxie créatrice. C’est aussi pour cela qu’on peut l’aimer tant le cinéaste prend en charge sa détresse et qu’au moins, même dans la douleur, il tente.
Adapté du roman de Mitch Cullin, le scénario tresse Alice au pays des merveilles et Psychose. Soit une petite fille de junkies qui suit son père (Jeff Bridges) dans une baraque délabrée pour son dernier soupir. Elle rencontre une faune dégénérée (un pécore de 20 ans au stade terminal de dégénérescence, sur qui veille une soeur taxidermiste légèrement castratrice) puis finit par s’adapter à ce nouveau monde pendant que papa se décompose sur son rocking chair. L’imagination vaguement détraquée de l’enfant est évidemment un prétexte pour que Gilliam déploie son savoir-faire onirique par gerbes de couleurs et tableaux somptueux. Seulement, le film n’a ni l’amplitude ni l’abstraction nécessaire pour relever le défi (en gros, faire du Mallick fantastique) et en revient à un réalisme atroce dont les signes ostentatoires de provocation (les baisers que s’échangent la fillette et le débile, la préparation du fix d’héroïne par la gamine) dissimulent mal une volonté tenace de sauver la face.
Retrouver sa dignité dans le sarcasme au fond pourquoi pas ? La posture rend au moins touchante l’abnégation du cinéaste, meurtri mais bien vivant qui fait ici preuve d’une lucidité kamikaze. En bref : « je ne suis plus grand-chose mais qui m’aime me suive ». Même les plus fans ne peuvent pas applaudir Tideland en film serein tant il rabote douloureusement les copeaux de grammaire gilliamesque : le rêve a les limites de sa radicalité (super trip ou cauchemar), il ne tient plus la route, trop chargé ou trop sec. Et le cadre doit tout recomposer à chaque fin de prise, jamais lancé ou lié par la séquence qui le précède. Le rythme s’en trouve pétaradant, toujours en sous ou sur-régime, où l’apathie absolue est secouée par soubresauts épileptiques ; au pire, une image choc pas encore usée tant elle est radicale, au mieux une fulgurance visuelle sortie des tréfonds du film, parfois même une séquence entière. La meilleure : la découverte du chantier, moment enfin équilibré et aérien où le chaos des explosions mêlé à la vitesse des travelling dans les blés donne une impression de vertige surréaliste. C’est clair, l’alchimie chez Gilliam ne passe plus que par étincelles. Malgré le saccage ambiant, on peut encore prendre plaisir à les attendre.