Quand se lancent les premières minutes de The Visit, retour de l’auteur de Signes à l’épouvante familiale, difficile de réprimer un léger sentiment de frustration. Qu’un cinéaste de la trempe de M. Night Shyamalan décide, après deux blockbusters savonneux, de se replacer sur l’échiquier du divertissement par la petite porte de l’horreur low cost : pourquoi pas ? Mais que le filmeur le plus souverain de sa génération choisisse d’abandonner son manuel de sortilèges néoclassiques, pour se laisser tenter par les conventions roublardes du found footage : ça commence à faire beaucoup. Accepterait-on de voir Roger Federer se reconvertir dans les raquettes de plage ?
Disons-le tout de suite : ces craintes, The Visit les balaie très vite et très facilement, réaffirmant que le cinéaste demeure le maître sans rival d’un genre qui n’est pas nouveau (le surnaturel domestique), mais auquel il a su rendre ses lettres de noblesse. Mêlant les mérites d’une modestie inattendue et ceux d’un goût intact du jeu, cette digression vers le genre plutôt faisandé du found footage est surtout l’occasion de se souvenir que, sous les apparats de la fiction quatre étoiles, l’enregistrement amateur a souvent été, chez Shyamalan, la passerelle vers les plus beaux effrois. Que c’est généralement par cette petite fenêtre rugueuse et branlante que le fantastique venait avec le plus de force frapper à la vitre du réel. Soit pour nous faire frémir : dans Signes, la silhouette de cet extraterrestre se glissant dans l’arrière-plan brouillardeux d’une vidéo d’anniversaire. Soit pour nous faire pleurer : dans Le Sixième Sens, cette petite fille qui s’invitait à son propre enterrement, par l’intermédiaire d’une VHS révélant à son papa l’identité de sa meurtrière.
À chaque fois, c’était un bouleversement. Le rappel que l’horreur, ce n’était jamais qu’un bug du quotidien, une sorte de piège bienveillant dressé sur nos routes par le surnaturel pour nous aider à résoudre l’énigme de nos vies. Chez Shyamalan, le fantastique est moins un danger qu’une épreuve : une étincelle venant faire sauter le verrou des secrets, une intrusion qui est aussi un dévoilement, déflorant progressivement les blessures qu’on s’emploie tous à enterrer au fond de nous.
Dans The Visit, l’énigme est encore une blessure et la blessure est encore familiale : Becca et Tyler, deux ados pleins d’esprit et de névroses, vivent avec leur mère et souffrent sans trop le dire de ne plus voir leur père, qui a profité du divorce pour les délaisser. De l’autre côté de l’arbre généalogique, leurs grands-parents vivotent seuls dans leur maison de campagne, abandonnés par le monde et par leur fille, qui ne leur a jamais pardonné une altercation malheureuse au sortir de l’adolescence. Cela fait beaucoup à rabibocher, mais décision est prise d’envoyer les deux enfants rendre visite à ces vieillards que plus personne n’a vus depuis longtemps.
Il s’avère que la grande soeur est une ado qui se prend pour Jonathan Caouette et ne sort jamais sans ses caméras. C’est elle qui, consciente de la lourde responsabilité symbolique de cette semaine, décide de tout filmer, jusqu’à entreprendre une sorte de documentaire sur sa famille. Or, ce documentaire, il est rapidement rattrapé par un trouble film d’horreur, auquel les deux frangins ne s’attendaient pas. Pire : non content de ne pas s’y attendre, ils refuseront quasiment jusqu’au bout de le voir.
Il faut préciser que The Visit fait reposer son soupçon horrifique sur un imaginaire délibérément familier : celui des week-ends chez mamie et papy à la cambrousse, où la terreur plane continuellement dans l’air et peut jaillir de partout — d’un plancher qui craque, d’une porte qui s’entrouvre, d’un bruit derrière un mur, d’un comportement bizarre. Le film est superbe sur ce que peut représenter un vieux dans les yeux d’un enfant, sur l’effroi et la cocasserie qu’inspire le dérèglement du grand âge. Dérèglement des âmes : frappée du syndrome crépusculaire, mamie vire sorcière la nuit tombée et se balade à poil en grattant les murs. Dérèglement des corps : que dissimule papy dans la grange où il se faufile en cachette ? Des cadavres ? Des couteaux ? Un monstre ? Non : des couches pleines de caca.
C’est drôle — et en même temps, c’est terrifiant. Et c’est là tout l’intérêt du found footage : dans l’espace net et lissé de sa haute-définition domestique, toutes les humeurs et les températures cohabitent, sans jamais s’amalgamer complètement. Un joyeux désordre qui ouvre à la mise en scène la possibilité de jongler entre épouvante pure et comédie réflexive, jump scares rudimentaires et gags graveleux : chaque fois, la terreur agrippe la fiction par le col sans préavis ; et quand elle la relâche, c’est pour s’en moquer sans délai. À travers le found footage, Shyamalan trouve ainsi à amplifier jusqu’à l’ironie son art de l’oscillation entre quotidien et surnaturel, radiographie familiale et mirages fantastiques.
Dès lors, peu importe que l’époque des chefs-d’oeuvre soit derrière lui et peut-être définitivement révolue : en troquant ses trompe-l’oeil somptueux pour une frontalité ingrate, le shaman désavoué par Hollywood prouve qu’il n’a rien perdu de ce génie pour les mélodrames criards et déchirants, où le fantastique dissout les frontières du réel pour mieux redessiner les lignes de nos chagrins. C’est que, depuis Le Sixième Sens, le réalisateur n’aura cessé de remettre sur le métier la plus élémentaire énigme du cinéma : qui, de l’ordinaire ou de l’extraordinaire, aura le fin mot de l’histoire ?