Il faut se retenir, face à un tel film, de le reléguer nonchalamment au placard avec les chirurgiens d’Autriche ou de Roumanie – son architecture, toute en plans-séquences plus ou moins éprouvants, aurait pu inciter de fait à cet amalgame. Il faut se retenir, d’abord parce que le postulat fou de Myroslav Slaboshpytskiy (filmer les petites frappes d’un pensionnat pour sourds-muets, en langue des signes non sous-titrée) ne masque en fait aucune misanthropie de grincheux. Ensuite parce que le film se disculpe vite d’un soupçon que, légitimement, on pouvait lui adresser : celui d’utiliser la surdité comme simple excuse pour accumuler les cadrages rigides, handicaper le public comme le sont les personnages, et satisfaire ainsi un banal trip doloriste de père fouettard sans inspiration.
C’est l’inverse : Slaboshpytskiy choisit le plan-séquence lancinant en courte focale parce que, selon lui, c’est précisément l’option la plus judicieuse pour filmer les sourds. Non seulement la grammaire classique du champ-contrechamp n’a plus cours dès lors qu’on tient le langage à distance, mais l’empathie pour les personnages suppose de s’en tenir à une expérience purement visuelle du monde. Malgré son apparente trivialité, l’idée donne lieu à un réel mouvement de balayage halluciné à la surface des événements (rackets, flirts, petites manigances en vue de quitter l’Ukraine, quitte à racoler dans la nuit moite sur des parkings de poids lourds), contemplés par une sorte de force immanente et mobile qui, à mesure qu’elle hante les parages du pensionnat, assemble pas à pas les parcelles d’une tragédie. Avec, pour effet collatéral, de rendre paradoxalement toute son importance au son : comme on n’entend plus de dialogues oraux (sinon des cris et halètements plus ou moins étranglés), les bruitages et le ronron d’arrière-plan accaparent l’attention ; bientôt, les personnages eux-mêmes se caractérisent moins par leurs expressions et leur gestuelle que par leurs bruits de pas, les froissements de leurs doudounes, les frictions de leur chairs qui s’abouchent ou s’entrechoquent.
Difficile de rester de marbre devant un tel dispositif, mais difficile aussi de s’y impliquer tout du long. Parce que ce langage a pour moteur une forme de frustration artificielle : pour mieux « faire voir », le film impose naïvement le plan de demi-ensemble en toutes circonstances, et décline à peu près la même scénographie frontale au risque d’aplatir ses jeunes corps pâlichons. Sa grammaire cadenassée embarque son public à la manière d’un rail shooter détraqué ou d’une projection façon traitement Ludovico, c’est-à-dire de force, les paupières écartelées, sur un principe d’endurance en fin de compte harassant (mais involontairement : encore une fois, on n’est pas chez Haneke). De quoi entretenir paradoxalement une étrange distance de sécurité entre l’oeil et l’action, et donner le même relief à tout ou presque : une rixe, une baise ou une mort subite, peu importe, seules les images souffrent, jouissent ou meurent.
Épuisé en cours de route par sa propre logique, The Tribe est obligé d’en passer par l’étirement volontariste de scènes d’emballement elles-mêmes prévisibles (bastons salissantes, viols plus ou moins consentis, avortement artisanal), sans doute pour ranimer des personnages devenus peu à peu silhouettes. Là, en revanche, Slaboshpytskiy dérive malgré lui vers le sadisme tyrolien de Seidl et Haneke, en n’arrivant jamais à renouveler le vivier récent du plan-séquence austère et insoutenable – la scène de l’avortement, surtout, dont le protocole est une vraie tarte à la crème. Dommage que le film saborde ainsi, de lui-même, l’authentique singularité dont il avait d’abord su faire preuve.