Deux ans après Baby boy Frankie, et cette fois avec Carlotta, Ronald Chammah exhume à nouveau une pépite parfaitement inconnue et tout à fait stupéfiante. Sur le papier, déjà, ce Savage eye, ovni américain de 1960 réalisé à six mains, tient du pur fantasme de name-dropper. Ben Maddow fut le scénariste d’Asphalt jungle et Johnny Guitare avant de réaliser sous pseudo des docus d’extrême gauche en plein maccarthysme ; Sidney Meyers monta, lui, Film de Beckett, tandis que Joseph Strick, après avoir été nominé pour un adaptation d’Ulysse de Joyce, remporta l’Oscar du meilleur documentaire en 1971 avec un film coup de poing retraçant en interviews le massacre de My Lai, Interviews with my Lai Veterans. Ce court-métrage, qui contribua largement au revirement de l’opinion américaine sur l’engagement au Vietnam, est présenté en complément de The Savage eye.
Fin des années 50, les trois s’associent pour tourner à la volée, sur trois ans et pour des cacahuètes, ce film étrange et beau, à mi-chemin du cinéma-vérité et de l’étude formelle. Constitué en grande partie d’images documentaires, il se présente pourtant comme une fiction, suivant l’errance d’une femme divorcée dans un L.A. étouffant et anxiogène sous le vernis de l’American way. Sur le principe, le film ne ferait qu’annoncer d’autres fleurons 60’s / 70’s du récit féminin de l’aliénation urbaine (pour rester dans les parages, on pourrait citer le Wanda de Barbara Loden), s’il ne trouvait un équilibre aussi singulier entre immersion documentaire et ambition ultra-littéraire – tout du long, l’héroïne dialogue avec une voix-off dépressive et poétique. Film hagard, à la fois cotonneux et tranchant, The Savage eye surprend par la noirceur avec laquelle il enregistre le cauchemar climatisé de l’Amérique triomphante des 50’s. Il vaut surtout pour sa façon de saisir le ballet fantomatique et absurde de l’homo-consumans, notamment dans deux séquences extraordinaires, l’une au cours d’une séance de yoga, l’autre pendant une procession surréaliste de guérisseurs pentecôtistes. Surtout, il emballe définitivement pour sa beauté plastique, qui perce sous le brûlot et pourrait se résumer à cette formule entendue au détour d’une scène et qui dit quelque chose comme : explorer « la planète immense et impénétrable du visage humain ».