Le cinéma de Hong Kong restera la dernière terre d’accueil d’une cinéphilie globe-trotter morte avec Daney. L’ironie voudra que Gans et ses amis entretiennent cette flamme ultime, avant que le web ne prenne le relais jusqu’à extinction des feux, laissant l’ex-colonie à sa situation cinématographique exsangue que seul un Johnnie To, dernier nabab et fier de l’être, fera encore briller dans la nuit. Le glamour post hollywoodien de Tony Leung, Chow Yun Fat, Maggie Cheung ou Anita Mui a disparu après que John Woo, Tsui Hark ou Ringo Lam ont été absorbés et laminés par l’Amérique. Le délire des corps en apesanteur et masochistes, la géométrie euclidienne des plans mise en pièce et réinventée, les genres hybrides et la folle économie industrielle, tout ça allait perdre son sens et sa force au fur et à mesure que ces génies quittaient le navire – ils reviendraient finalement, exténués, dans une Chine les livrant à eux-mêmes. Cet âge d’or qui réinventa le film d’action fut l’événement cinématographique le plus important des années 80 / 90. Arrivé de nulle part ou presque, Gareth Evans a décidé de relever le défi de sa résurrection avec The Raid, annoncé comme nouvelle bombe d’un cinéma d’action panasiatique en quête de reconnaissance paternelle. Un gros défi.
Après la Thaïlande avec Tony Jaa et sa bande, The Raid voudrait récupérer le flambeau abandonné par Hong Kong pour régénérer un cinéma d’action martial et extrémiste. Ongbak et les autres, trop inégaux avec leurs scénarios folkloriques impossibles, n’ont pas marqué l’essai. Venu tourner en Indonésie après une première expérience sans éclat (Merantau, un autre film de fight), le gallois Gareth Evans a tout vu, il est de la génération qui connait bien Hong Kong. Sa stratégie pour composer avec son époque, son passé, et ses ambitions, est limpide. Voire littérale, et fidèle en cela à la construction en palier du film. Premier principe : reprendre l’idée d’hybridation des genres propre à l’ex-colonie – au film d’assaut et au survival post Carpenter, le gallois greffe du combat sur-mesure et d’un niveau assez intimidant pour réveiller les plus blasés. Deuxième principe : travailler le décor (une barre d’immeuble infestée d’ennemis enragés), comme un lieu à géométrie variable dont les étages, pièces et couloirs (le film peut s’y résumer) créent un environnement abstrait structurant l’action autour d’une idée de passage, de hub, de terre-plein central à gravir où le fantôme d’HK serait la véritable figure à défier. Troisième principe : ne faire aucun compromis sur l’action, sans négliger les enjeux. Insuffler une touche plus auteuriste qui donne à la fois du sens et un peu d’air à la mise en scène et l’intrigue, simple périple d’une unité spéciale en déroute, réduite à une poignée de spécialistes venus arrêter un narco-trafiquant et sa bande – apparemment Evans a vu aussi Banlieue 13.
Film aux combats d’un professionnalisme étourdissant (fluidité du découpage, netteté des chorégraphies, intelligence de l’espace utilisé dans toutes ses directions jusqu’à évoquer le jeu vidéo Portal – acculés, les flics creusent murs, sols ou plafond pour se créer des ouvertures), The Raid est l’oeuvre d’un érudit. D’un otaku du film de fight qui s’invente une tour infernale où déplacer ses super figurines avec minimalisme et sérieux. Ceci, autant pour donner de l’épaisseur aux personnages (en les plongeant dans un monde gangréné par le mal où se dessine le destin de deux frères), qu’en traitant la baston sur fond grisâtre comme la tonalité entre chien et loup qui baigne le film. Evans sait qu’il arrive après. Son film est le fruit d’une époque mondialisée, depuis son équipe métissée jusqu’à ses références mobilisant aussi bien Hard boiled, Die hard qu’Assaut, avec ses nuées d’ennemis anonymes et son territoire traité comme une variation cinéphile. Mais ce statut de production cross over est autant sa réussite que son drame. The Raid ne réactualise jamais le charme et la découverte des premières vidéos importées de Hong Kong. Parce que le monde a changé et qu’Evans a le défaut du virtuose trop réfléchi, il ne peut pas retrouver le souffle d’une époque sans limites. Il tente de la rattraper par une ultra-violence hallucinante et sa mixité transcontinentale. L’exercice est impressionnant, mais sans ouverture ni promesse. The Raid synthétise tout avec la singularité du projet techniquement maitrisé, il ne lui manque que l’inconscience salvatrice de ses modèles. Cette spontanéité expérimentale que seule une époque insouciante pouvait produire en ouvrant une brèche qui allait tout changer. En s’enfermant entre quatre murs de béton sale, Evans ne pouvait ironiquement trouver meilleure prison dorée où ressusciter un passé sans avenir.