Freddie, épave en devenir, disparaît à bord d’un yacht cossu. Cette fugue, brusque et aberrante, marque le vrai commencement de son histoire et de The Master. Depuis le début, déjà, le film tanguait, ivre d’une majesté suspecte mais galvanisante pour qui a le pied marin. Dans ce long prologue, Freddie était dépeint en navire erratique, s’échouant ici et là. Vétéran aliéné (de retour du Pacifique), charlatan lubrique, il sautait d’un fragment de monde à l’autre comme on passe en revue, hagard, les pièces d’un casse-tête chinois. Son œil torve guidait le voyage en donnant de la grandeur à n’importe quoi, aux courbes des femmes comme à celles des fruits dépecés par les troufions désœuvrés du Pacifique. Grandeur déconcertante, en décalage avec la menue folie du personnage, qu’on relègue vite au bureau des tares ordinaires (traumatisme, addictions, alcoolisme). L’ouverture de There Will Be Blood, déjà, ébauchait une légende sous forme de cérémonie kubrickienne – quinze minutes mythologiques et muettes, jamais loin de l’esbroufe, mais ahurissantes. Si les tribulations de Freddie ont la même densité, les enjeux psychologiques, eux, ont l’air minuscule au pied de cette mise en scène éberluée, chaloupée, toute en anamorphoses et en océans impassibles.
A bord du yacht, on voit mieux où mène cette drôle de houle esthétique. La créature imbibée ère dans une suite de coursives, de bureaux et de vestibules, un peu comme errait Adam Sandler au rayon conserves dans Punch Drunk Love. Phénomène identique : en filmant ce supermarché comme un grand dédale, Anderson semblait chercher dans l’écrasement de l’antihéros un alibi à son épate criarde. L’immensité pourtant ne faisait pas qu’illustrer un désordre intérieur, mais s’alignait parfaitement sur une subjectivité : comme Sandler, Anderson scrutait le monde à travers un hublot brisé. De la même manière, The Master accompagne ses illuminés non pas seulement en se calant sur les dimensions de leur réel hypertrophié, mais, en quelque sorte, en soutenant la démence elle-même. Le film entretient leur fantasme, attise leur désir d’infini, délire l’univers avec eux. D’où cette gravité de tous les instants : dissimulant Dodd dans les entrailles de ce yacht aux airs de vaisseau melvillien, il en fait un évident Achab – un Achab de carnaval, mais on ne le voit pas encore. Sa présentation à Freddie, en champ-contrechamp mécanique (regards brûlants, compositions congelées) donne le ton de leur relation maître-disciple : fluctuante, conflictuelle, elle restera soudée par une magie à laquelle Anderson ne cessera de croire.
Aller au gouffre avec les fous, donc, mais pourquoi ? Pour finalement s’arrêter au bord, et rire de les voir sombrer ? Tourné par un autre, The Master aurait pu effectivement prendre le tour d’une comédie cinglante sur un gourou piteux démasqué pas à pas. C’est d’ailleurs ce que beaucoup attendaient du film : une charge ironique contre L. Ron Hubbard et la Scientologie. Mais Anderson ne cède jamais à la satire, préservant à Dodd son charisme irradiant jusque dans les crises de doute, quand l’histrion acculé fait mine d’imploser. Cette connivence avec la mégalomanie du leader invite évidemment à poser cette question : qui, du cinéaste et de Dodd, est le véritable maître ? Le même masque d’intelligence est longtemps porté par l’un et l’autre. Et cette confusion, à la fois coup de génie et argument idéal pour les détracteurs, fait de The Master un film moins en quête de maîtrise que, réellement, hanté par elle. Anderson vise moins le contrôle et la virtuosité qu’il ne les met en question, interrogeant leur pouvoir et leur vocation.
Dans l’œil du cinéaste, les rituels de la « Dianétique » (qui n’est bien entendue jamais nommée comme telle) formulent une hypothèse : la maîtrise ne procède pas d’un fantasme d’orgueil. C’est surtout un effort désespéré de retrouver la croyance à tâtons, de percer vaille que vaille un brouillard nihiliste. Les petites messes décrivent un peuple traumatisé par la guerre, retranché dans des livings confortables où il tente de remettre ses idées en place, de rebâtir la croyance. Tout ce que prône Dodd – dominer par l’esprit un corps animal, s’affranchir de la matière pour accéder aux strates métaphysiques – renvoie au désir de se sortir la tête de l’eau et les pieds du vide. C’est sans doute ce que le film s’en va chercher dans les années 50 : un « mal du siècle » naissant, une nausée, un cancer existentiel. Le récit ménage empathie et fascination pour cette société sans repères, et pour cause : son incertitude évoque la nôtre. Face à ces brebis tourneboulées, Anderson adopte une position qui n’est ni critique, ni politique – le spirituel l’emporte. Si There Will Be Blood jugeait Daniel Plainview en dressant le biopic du Grand capital, ici le procès de Dodd n’est fait que par les autres personnages. Une séquence témoigne de cette observation lucide, mais compréhensive : le gourou enjoint ses fidèles à se jeter contre un mur, à croire qu’ils transcenderont la matière. Ils s’exécutent, mordent le papier peint, puis se relèvent transis par la foi. Anderson compatit et ne rit pas.
Testant sa propre maîtrise, le cinéaste veut lui aussi, en fin de compte, se rapprocher de la croyance. Voir jusqu’où le film peut « croire » sans se cogner aux murs. Plus sage que Dodd, il choisit finalement le camp animal de Freddie, qui fugue comme un chien quand la duperie n’est plus possible. Alors Anderson s’éloigne aussi, apaisant le vertige et renouant avec la matière. Après avoir vogué très haut, la virtuosité de The Master atterrit en douceur : loin d’une démonstration de force, le film aura décrit une lente descente depuis des cimes magistrales jusqu’à une zone d’accalmie où les icônes reprennent forme humaine. Les babines de Freddie retrouvent leur bon axe. Le tragique reprend le dessus, dans une très belle scène de fuite solaire voyant l’élève disparaître à moto, et où la tristesse du maître se lit jusqu’au fond de ses jumelles. Dans ce réel terrestre, Dodd retrouve la meilleure des consolations pour un dépressif de sa trempe. Ce sont les nourritures les moins célestes, les plus chaleureusement concrètes, qui le font rire à travers ses larmes : une petite chanson et un paquet de Kool mentholées.