Neuf ans ont passé depuis l’annonce, par James Gray, de son intention de porter à l’écran le livre de David Grann. Cette non fiction novel retraçait la vie de Percy Fawcett, un explorateur britannique du début du XXème siècle. Persuadé d’avoir découvert les vestiges d’une civilisation perdue au fin fond de la jungle amazonienne, Fawcett n’eut de cesse de monter des expéditions pour prouver ses dires. En 1925, on perdit tout contact avec lui et son fils qui l’accompagnait. Beau sujet, fable connue : une fois perdues les traces d’un homme, sa légende peut naître. De quoi bercer les amateurs de mythes modernes.
Mais James Gray a-t-il jamais été de cette espèce-là, lui dont les tragédies se cognent obsessionnellement entre les murs des névroses familiales ? Histoires de mauvais pères et d’enfants prodigues, d’Abel et de Caïn, dessinées derrières les façades en brique d’un New York biblique et dans le sfumato de décors utérins. Pas de quoi, donc, aller chasser sur les terres de Conrad, dont Au cœur des ténèbres forme la matrice de ces récits modernes d’aventure, soit la conquête coloniale relue à l’aune d’une exploration individuelle. L’ailleurs y est toujours, à travers un exotisme érotisé, l’objet d’une quête névrotique achevée en psychose délirante. Loin, bien loin des récits d’émancipations barrées qui émaillent la filmographie de Gray. S’agissait-il alors pour lui, au long de ces neuf années de bataille acharnée au sein d’Hollywood, de se réinventer ? Au moins de prendre un virage, pense-t-on. Or, surprise, on se retrouve avec une excavation, comme si Gray avait eu besoin de repousser les cloisons de ses obsessions pour mieux en gratter les racines.
The Lost City of Z avance donc comme une ruse à double fond. Ruse de son auteur qui navigue dialectiquement entre le dépaysement de son univers et le resserrement sur ses enjeux les plus profonds. Et ruse, aussi, par nécessité du récit, du destin de son personnage, promis au large de l’aventure pour finir dans la boîte mentale de ses obsessions. Longtemps, d’ailleurs, le film semble masquer son propos derrière les drapés de son décor, faisant ressurgir le souvenir de ces productions typiques des années 80 que produisait l’anglais David Putnam. Des films à sujets historiques (le génocide Khmer rouge, les missions jésuites) traités avec suffisamment de pompe pour en faire oublier la pesanteur nunuche. Ici, donc, ce serait le lent chemin d’un homme blanc réalisant, au contact de la jungle, que le sauvage n’est pas celui que l’on croit. Sauf qu’à cette aune, le film manque longtemps de souffle : à une ou deux exceptions près (la découverte d’un opéra herzoguien en pleine Amazonie), les épisodes attendus sont traités de manière elliptique et biaisée.
C’est que l’intérêt de James Gray est ailleurs, enfoui sous les couches d’un récit dont l’enjeu principal émerge dans le dernier tiers du film. Une fois de plus, le lyrisme du cinéaste est un lyrisme à ressort, tendu jusqu’au point de rupture, pour mieux en libérer la puissance ravageuse. En ramenant les nombreuses expéditions de Fawcett au chiffre canonique de trois, James Gray réduit ainsi les aléas d’une vie à un lent empoisonnement de l’esprit, frappé d’une malédiction inaugurale. Malédiction des fils, comme toujours, puisque Percy Fawcett souffre d’appartenir à une lignée de basse extraction dans la société victorienne. Son père, lui-même, aurait commis une faute irréparable, frappant sa descendance d’un pêché originel.
Dès lors, la jungle amazonienne apparaît moins comme un décor exotique qu’elle ne nourrit le rêve d’un déplacement enfin possible. L’ailleurs est la matière d’un renversement, et d’abord des structures sociales : en acceptant la première expédition, Fawcett rêve avant tout de cette gloire qui lui est enlevée en Angleterre. L’aventure est une opération de transmigration des destins où l’explorateur croit possible de se libérer du pêché de ses origines. Accompagnée d’un représentant de la haute-société anglaise, la deuxième expédition ne peut donc que s’achever en catastrophe, la jungle faisant littéralement un rejet physique de ce corps étranger. Derrière ses déplacements physiques, The Lost City of Z trace surtout une psychogéographie de ses personnages.
Le nom de Z est donc, chez Gray, le nom d’un lieu éternellement repoussé, car inconsistant physiquement. La Cité perdue fonctionne comme une promesse apocalyptique : à la fois fin d’un monde et révélation d’un ordre supérieur. Mais elle ne fonctionne longtemps ainsi que pour le seul personnage de Fawcett, le réalisateur retrouvant ici les ambiguïtés de ses précédents longs-métrages : les désirs poussent aussi comme de mauvais rêves, toujours menacés par les gardiens du réel. La vraie nouveauté de ce film, dans une œuvre jusqu’ici placée du coté de la torpeur cendrée des fils, étant de scruter cette fois-ci les songes entêtants du père.
Moins qu’une extension des motifs habituels du cinéaste, The Lost City of Z en est donc bien le prolongement sous forme d’un renversement des polarités. L’apparente netteté académique de ses plans est mieux que jamais le moyen d’élaborer un glissement invisible vers une forme purement subjective. Ici, ce sera donc par la progressive disparition des plans intermédiaires reliant l’Angleterre des origines à la jungle amazonienne. Plus le film avance, plus il procède par ellipses, rapprochant de plus en plus scènes familiales et scènes d’aventure, boiseries anglaises et végétations moites jusqu’à culminer dans l’indistinction de son dernier plan. L’obsession pour Z, comme tout poison, a ses vertus et son venin. Il vient avec le sang, et passe d’une génération à l’autre, jusqu’à faire couler son encre noire sur le foyer familial, auquel Z finit de se substituer.
C’est dans ce noir que les films de Gray trempent leur esthétique en clair-obscur. Avec The Lost City of Z, le cinéaste dévoile donc les origines de ses tragédies : les pères inoculent aux fils leurs obsessions morbides. « A la mort, le sel de la vie » trinque ainsi Percy Fawcett au début du film. Plus tard, avant de partir pour sa première expédition, il viendra regarder son fils endormi dans son petit lit. Soit le visage singulièrement blafard d’un enfant cerné d’obscurité comme dans un cercueil, et qui ne sait pas encore que le regard de son père est une convocation vers ce lieu vide de la mort autour duquel, décidément, ne cessent de tourner les tragédies de James Gray.