D’abord, le plaisir un peu élitiste de voir que les gens de goût se reconnaissent entre eux : pour sa seconde incursion dans le cinéma, Ricky Gervais s’est offert les services des apatowiens Martin Starr et Jonah Hill, de la géniale Tina Fey, du Saturday Night Live, de pièces rapportées talentueuses (Rob Lowe, Jason Bateman…) et de Jennifer Garner, qui n’avait plus vraiment convaincu depuis Alias et qui brille enfin dans un rôle ciné. A la limite du caprice d’enfant gâté, ce casting dispendieux reflète l’extrême personnalisation du projet, conçu, réalisé et interprété par l’ex-prodige de la télé anglaise. La Ville fantôme était un film merveilleux, mais son personnage de misanthrope restait finalement assez éloigné de la figure de Ricky Gervais et son alter ego d’Extras Andy Millman. The Invention of lying reprend les choses là où la série les avait laissées. Il fait partie de ces films, rarissimes, qui pourraient n’en avoir vu aucun tant il fait montre, à chaque instant, d’une absolue singularité.
Beaucoup plus qu’un Steak, par exemple, auquel on pense parfois et qui reçut il y a quelques années des éloges à moitié mérités. Celui-ci affichait de manière quelque peu hautaine une étrangeté qui était avant tout celle de son imaginaire. L’étonnement qui nous saisit devant The Invention of lying tient à des motifs plus secrets. Son charme, moins extraverti, est aussi plus profond, et tient au moins autant à une tonalité très particulière qu’à un univers parfois presque d’anticipation, appelant les qualificatifs attendus : kafkaien, orwellien…, tout en sachant qu’ils ne l’épuiseront pas, incapables au fond de faire ressentir ce qui se produit ici. Les personnages se déploient dans un univers qui n’est pas vraiment le leur : un peu aseptisé, constitué de bureaux, de restaurants, d’hôpitaux, et non exempt d’une certaine froideur. Et paraissent toujours à côté, ou à contretemps. Dans ce monde où le mensonge est exclu, des scènes connues (dates, décès…) se rejouent, un peu autres, toujours teintés d’une indéfinissable étrangeté (puisqu’altérées par cette bizarrerie que constituerait l’absence de tout arrangement avec la vérité), dans un mélange de spleen et de douceur. Ce faisant elles acquièrent sans forcer la dimension philosophique et burlesque auxquelles elles prétendaient.
Grand film-concept, The Invention of lying est aussi désireux d’exploiter toutes les possibilités de son pitch improbable. Il est tout de même frappant de voir avec quelle rapidité il expédie le gag (le mensonge comme outil de séduction et de richesse) pour foncer tête baissée dans l’existentiel, puis la métaphysique. Mark, donc (Ricky Gervais), pour apaiser l’angoisse d’une mère sur le point de mourir, invente Dieu (The Man in the sky) et ce savoir se diffuse vite au reste de l’humanité. On voit mal quel autre cinéaste aurait pu se dépatouiller d’un truc aussi périlleux : une fable à ce point évidente, d’une naïveté a priori confondante. Il faut voir l’acteur improviser une théologie nouvelle, devant une foule inquiète et espérante : potentiel monty pythonesque évident (deux boites de pizza brandies comme des tables de loi !), et pourtant la scène est grave, douce et superbe. Et finalement extrêmement drôle, mais d’une drôlerie à rebours du potache escompté.
Et puis le film, qui a l’intelligence de ne pas trop faire durer l’intermède théologique, retrouve les terres plus attendues et sentimentales de la comédie romantique. La question du bonheur s’y pose alors avec une frontalité et une simplicité admirables, qui pourraient être rebutantes ailleurs et s’avèrent ici bouleversantes. Ricky Gervais reste un cinéaste de la lose, de la solitude et des physiques difficiles. Son œuvre est obsédée par l’idée de second départ, de cette lutte difficile, vers la quarantaine, quand beaucoup de chances ont déjà été épuisées (I was just getting started, soupirait le héros de La Ville fantôme au moment d’être renversé par un bus), sans cesser d’emprunter les voies les plus étonnantes, parfois anachroniques (depuis quand n’avait-on pas vu, comme dans La Ville fantôme, ces histoires d’anges gardiens, de ciel qui peut attendre, ou pas). La personnalité et le génie de la Gervais touch s’affirment un peu plus chaque fois : cette nouvelle pièce est un émerveillement.