On ne présente plus Genesis P. Orridge, figure clef de l’avant-garde des 80’s, précurseur de la musique industrielle avec Throbbing Gristle (puis de l’acid house avec la première incarnation de Psychic TV), performer-agitateur queer facétieux, et héros de ce documentaire qui, avant de débarquer dans les salles, a fait le plein de récompenses dans les festivals. Ce succès est mérité, et d’autant plus qu’avec un sujet pareil, Marie Losier se frottait à un double écueil : à la fois, le documentaire sur la musique d’avant-garde (probablement plus difficile qu’une autre à capturer dans le format d’un film), et, menace plus redoutable encore, le portrait d’excentrique. De ce dernier genre, Losier s’est un peu faite la spécialiste, elle qui, avant GPO, a consacré ses précédents films à Tony Conrad (qu’on retrouve ici, sur scène), aux frères Kuchar ou à Guy Maddin. Conçus sous le patronage d’une tradition underground new-yorkaise facile à identifier (tournage à la Bolex, collages tous azimuts, montage épileptique), ces films, pleins de qualités, avaient aussi une fâcheuse tendance à redoubler l’excentricité de leurs sujets par une couche d’art un peu démonstrative – piège de l’ornementation, tautologie du film d’art sur l’art.
Avec The Ballad of Genesis and Lady Jaye, Losier ne change pas de méthode, mais lui trouve un sujet idéal. D’abord parce que cette méthode puise une habile justification dans la passion de GPO pour le cut-up, passion dont il retrace ici l’origine en évoquant, les yeux pleins de nostalgie, sa rencontre avec Bryon Gysin, via Burroughs. Mais aussi pour une raison moins théorique, plus évidente : la surcharge de Losier va comme un gant à GPO parce qu’elle valorise en lui, anachronique et charmante, la nature froufrouteuse d’un artiste de cabaret (et d’ailleurs le film se ponctue de petits numéros aériens et brefs qui sont une autre manière de continuer le portrait). Enfin, et surtout, en guise de portrait, Losier tient une histoire. Une histoire d’amour, à laquelle il faut prendre des détours cronenberguiens pour se dire dans toute sa simplicité. Au début des années 90, GPO rencontre Lady Jaye, en tombe amoureux, l’épouse. Amour fusionnel, qui prend la fusion au sens propre : GPO et Lady Jaye s’aiment tant qu’ils décident de ne faire plus qu’un, littéralement, c’est-à-dire : passer sur le billard, main dans la main, pour se faire appliquer des traits communs (nez refaits et implants mammaires à l’identiques, etc), et ainsi pouvoir éternellement se refléter dans le miroir, non d’un enfant, mais d’un « troisième corps », comme il y eut chez Burroughs et Gysin un « troisième esprit » pour présider aux cut-ups littéraires. C’est l’histoire, donc, d’un cut-up organique.
L’élégance du film de Losier tient à sa manière de restituer cette invraisemblable performance amoureuse sous l’angle tout simple du foyer – l’appartement de GPO et Lady Jaye, dont le film sort à peine. Pas pour dire : regardez ces deux excentriques qui se font un frichti dans la cuisine comme vous et moi (là-dessus GPO, qui ne cuisine que déguisé en tapin, a une théorie bien à lui), plutôt pour saisir, assez sobrement finalement, l’écoulement doux et paisible du quotidien, fut-il traversé par une paire d’illuminés un peu borderline. L’appartement de GPO, à ce titre, est bien le foyer du film, au sens où il distribue tout, y compris les incontournables données biographiques dont GPO s’acquitte en furetant dans les monumentales archives (disques, coupures de presse) compilées dans sa cave. Le nez dans les cartons, il dit de sa voix de malicieuse sorcière quelque chose de très beau : « Cette maison est pleine d’informations inutiles – elle est pleine d’éphémère ». Il faut être reconnaissant au film d’avoir su, de cet éphémère (et il faut attendre le dénouement pour saisir la portée tragique de ce mot), ramener quelque chose de plus qu’une poignée de jolis plans clignotants : l’histoire, triste et belle, d’un garçon qui voulait ne ressembler à personne, et qui a fini par vouloir, passionnément, ressembler à quelqu’un.