Pour le jeune réalisateur canadien que vous étiez en 1970, quelles difficultés présente un premier tournage sur les plaines sauvages d’Australie ?
Croyez-le ou non, mais quand j’ai débarqué dans l’outback, j’ai immédiatement pensé au Nord canadien. Ce vide, ces espaces si vastes qui vous rendent paradoxalement claustrophobe… Tout cela était familier. Surtout, l’hyper-masculinité qui régnait là-bas m’a rappelé celle que j’avais observée enfant au Canada. Les repérages à Broken Hill m’ont convaincu que ce sont les femmes qui ont civilisé les hommes, ces animaux ! (rire) Peu de temps après mon arrivée, j’ai déjeuné avec le rédacteur en chef de la feuille de chou locale. Il m’a raconté que Broken Hill ne comptait qu’une seule femme pour trois hommes, et qu’il n’y avait aucun bordel aux alentours. Comment faisaient-ils ? Est-ce qu’ils devenaient tous homos ? Il m’a répondu gravement : « non, ils se battent ».
Ce parallèle entre le sexe et la bagarre vous est donc apparu sur place… Cela vous-a-t-il poussé à transformer le tournage en documentaire sur Broken Hill ?
Chaque film est fondamentalement un documentaire : si vous tournez à New-York, vous réalisez un documentaire sur la ville, parce que vous avez forcément enquêté sur elle, sur ses secrets. Au bout de quelques jours passés à Broken Hill, je me suis dit que j’allais filmer les combats comme je les avais éprouvés au quotidien, c’est-à-dire comme des rituels homo-érotiques… À l’époque, j’avais les cheveux longs et une dégaine de hippie. Dans les bars, on me provoquait constamment. Très vite, j’ai compris que ces types-là ne voulaient pas spécialement me faire mal, ils voulaient surtout me toucher. C’était du désir pur et simple. Cela dit, je ne suis pas le juge de mes personnages. Je m’efforce plutôt d’être leur meilleur témoin. Comment ne pas les comprendre, au vu du degré d’isolement dans lequel ils vivent ? Lors de la première projection locale, il y avait beaucoup de gens du coin, y compris des chasseurs de kangourous. L’un d’eux s’est levé et a crié : « Ce n’est pas nous ! » Puis un autre s’est retourné et lui a lancé : « Tais-toi, imbécile ! Bien sûr, que c’est nous ! »
Le film a été reçu comme une charge contre les moeurs rétrogrades de l’outback, mais vous brassez des obsessions plus universelles…
Le thème central, c’est l’erreur du héros John Grant, le maître d’école. Il croit se connaitre, il s’estime supérieur aux campagnards de l’outback, mais sa barbarie se réveille peu à peu. Paradoxalement, son humanité en ressort grandie. Je ne vaux pas mieux que vous, vous ne valez pas mieux que moi, vous voyez l’idée ?
Comment en êtes-vous venu à filmer une véritable chasse au kangourou ?
Je me suis torturé l’esprit pour savoir comment tourner cette scène de braconnage. On était loin du CGI à l’époque… J’ai essayé un truc : je filmais les kangourous à distance, et je zoomais brusquement sur leurs visages comme si une balle fusait vers eux. Ce sont des créatures extrêmement intelligentes : parfois, comme s’ils comprenaient mes intentions par télépathie, ils bondissaient hors-champ au moment du zoom, et donnaient l’impression de tomber sous les balles ! Mais ce n’était pas tout à fait convaincant… Et puis un jour, un gars du coin m’a conseillé d’aller voir les chasseurs professionnels, en m’assurant qu’ils décimaient quelques centaines de kangourous tous les soirs. J’étais horrifié, mais je m’y suis résolu. Ils m’ont emmené avec eux, et j’ai eu le droit de fixer la caméra à un de leur pick-up. J’étais pétrifié derrière le pare-brise, observant ces animaux en train de tomber comme des mouches. Au montage, j’ai tenté d’éliminer autant que possible les plans montrant les kangourous qui mourraient sur le coup. Mais cela a suffit pour que les autorités se décident à voter une loi contre le braconnage de ces bêtes. Vous voyez, mon film a un peu changé le mode de vie australien !
Et en quoi le mode de vie australien vous a-t-il changé, vous ?
(Rires) Eh bien, j’ai découvert que je pouvais aussi descendre très bas, et y prendre du plaisir. Un jour, pendant les repérages, j’avais rendez-vous avec un gars du coin en plein désert. Le type est arrivé en jeep, et avant même de dire un mot, il a sorti une glacière remplie de canettes de bières fraiches. Il a dû en boire cinq à la suite. Je l’ai trouvé pitoyable, mais la soif terrible que j’éprouvais me suggérait que je pourrais très bien finir comme lui en passant plus de temps à Broken Hill. Le fait d’être confronté tous les jours à des nécessités animales, comme étancher sa soif ou chasser les animaux gênants, finit par faire de vous une bête.
Avec Wake in Fright, vous semblez tenter de rendre compte d’une malédiction propre au territoire australien…
Dès le premier jour, j’ai dit à mon chef-opérateur et à son équipe : « je ne veux aucune couleur froide dans le film. Tout ce que j’attends, c’est du rouge, du orange, du jaune, des couleurs chaudes ! » Il fallait qu’on éprouve physiquement le climat de l’arrière-pays. Je me suis aussi inspiré d’une théorie de Leibniz, en français on appelle ça « la petite aperception » : vous êtes constamment stimulé par des signaux que vous remarquez à peine, mais qui vous plongent dans un certain état de conscience. J’ai pris cette théorie à la lettre, et j’ai apporté sur le plateau des cartons remplis de mouches vivantes. Je les lâchais sur les acteurs pendant les prises, mais je ne les filmais jamais. Mon but, c’était que leur simple présence dans l’air influe sur leur jeu, et qu’on sente le poids de l’outback peser sur leur tempérament… Je vous assure qu’il existe un malaise propre à ce territoire. Moi-même, j’étais d’ailleurs salement déprimé pendant le tournage.
Par quoi exactement ?
Pour tout dire, ce n’était pas seulement lié à l’Australie. J’étais hanté par les mêmes démons que tous les artistes de ma génération : la guerre du Vietnam, la politique américaine, la théorie des dominos, tout cela m’a plongé dans une forme très spécifique de misanthropie. Je me demandais : tout cela prendra-t-il fin ? Quand je vois ce qui se passe au Moyen-Orient, je me le demande toujours. Dans mon esprit, la scène des kangourous renvoyait au massacre des prisonniers de guerre. Vous avez remarqué cette scène où John Grant quitte la ville à pied, épuisé, et laisse tomber ses valises au sol ? Ses livres s’étalent dans la poussière. Ce sont des dialogues de Platon. La sagesse du héros s’efface au profit du nihilisme… Rétrospectivement, je reconnais parfaitement mon état d’esprit à ce moment-là. Même si je suis généralement quelqu’un d’optimiste.
Ce que vous dites sur le Vietnam renvoie évidemment à Rambo, que vous réalisez plus de dix ans plus tard…
J’ai abordé Rambo en pensant beaucoup à Wake in Fright. Ce qui m’intéressait, c’était le rejet des millions de vétérans par toute l’Amérique : la droite les traitait comme des losers coupables d’avoir mené le pays à sa perte, et la gauche comme des tueurs sanguinaires. Ce qui me hantait le plus, c’était leurs suicides quotidiens, dus à leurs traumas mais aussi à la manière dont on les trainait dans la boue. C’est pour cela que nous avons d’abord conçu une fin tragique pour Rambo, où le héros se suicidait. Vous le savez peut-être, Sylvester a tenté de me dissuader de garder cette fin, en me disant que le héros ne pouvait pas se tuer après toutes les épreuves qu’il avait enduré pour sauver sa vie… Je lui ai tenu tête et j’ai tout de même tourné la scène. Mais au moment de projeter le film au studio, les producteurs, à leur tour, ont détesté cette conclusion ! Heureusement, j’avais tourné une fin alternative où il ne se tue pas.
Comment expliqueriez-vous la relation entre les deux films ? Ils semblent se rejoindre, notamment sur la mythologie du territoire…
Absolument, mais il y a une nette différence : l’instituteur de Wake in Fright ignore qui il est, et de quoi il est capable. L’outback l’absorbe, et lui tend un miroir dérangeant qu’il contemple pour la première fois… Rambo, en revanche, sait parfaitement qui il est, et ne connait que trop bien ce pays qui ne veut pas de lui.
Il y a un paradoxe intéressant dans l’idée que Rambo, dans cette forêt qui renvoie au Vietnam, semble être dans son élément. Comme s’il avait intérêt à retourner dans la jungle, le territoire américain étant devenu hostile…
Exactement. J’ai essayé de faire de Rambo une variante moderne de Tarzan. Sa place est dans la jungle, contrairement aux gens de cette petite ville, qui appartiennent à l’Amérique corrompue par la guerre. Le prof de Wake in Fright, quant à lui, découvre une contrée sauvage qui lui est hostile : dans son cas, c’est la nature qui cherche à l’avaler, à le détruire. La réaction des Australiens à l’outback est forcément différente de celle des Américains à l’Ouest. Ce dernier a été civilisé, alors que l’outback est resté indomptable.
Que pensez-vous de la tournure prise par la saga Rambo ?
En Amérique, la Directors Guild exige que toute suite soit automatiquement proposée au réalisateur du premier volet. Le scénario de Rambo 2 est donc arrivé sur mon bureau, et là… vous imaginez ma réaction ! (rire) Le premier s’inscrit contre la guerre du Vietnam, et voilà qu’on me propose un film militariste à la gloire de Reagan… Avec Rambo, j’avais pourtant réussi à emmener Sylvester vers une idée complètement opposée du personnage. Rambo ne tue personne, même pas dans la scène de l’hélicoptère où il ne fait qu’assurer sa défense. L’un de mes moments préférés, c’est quand il attrape sa parka après la scène du rocher, et s’enveloppe dedans, transi de froid. Pour cette scène, j’ai dit à Sylvester : » je veux que tu penses à tous les soldats que tu as décimés au Vietnam, à tous les corps d’innocents que tu as vus sans vie ». Si vous regardez bien son regard à ce moment, vous verrez qu’il est réellement perdu sans ces visions-là. Ce genre de jeu est très délicat à obtenir, parce que dès que vous approchez votre objectif trop près du visage des stars, elles vous demandent l’air méfiant : « Qu’est ce que tu vas me faire ? Tu vas ruiner ma carrière ? » (Rire) Sylvester, en revanche, s’est laissé porter par le message, il a réalisé que Rambo souffrait d’avoir vu et donné la mort. Voilà pourquoi c’est absurde de le voir mitrailler tout ce qui bouge dans le second volet ! J’ai donc refusé, et j’ai reproché au producteur d’avoir saccagé le message de mon film. De toute façon, je n’ai jamais voulu faire de suites.
Vous êtes tout de même allé voir les deux films suivants ?
Oui, et je les ai trouvés horribles ! Mais ils ont engrangé du fric, donc apparemment le public les a appréciés.
Votre relation avec Stallone en a souffert ?
Nous sommes restés en bons termes. La dernière fois que l’on s’est parlé, c’était peu après la sortie du premier Expendables. Il m’a dit, en substance : « la période est difficile, et j’ai juste besoin du fric ». Je lui ai répondu que ce n’était pas mon genre de film, mais qu’il avait fait du bon boulot.