De Jonathan Caouette on ignorait à peu près tout avant que ne débute la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2004 où le film, fort justement, a fait sensation. Après 1h30 de projection ; on ne dira pas que la vie du cinéaste n’a plus aucun secret pour nous, mais presque, tant on aura été saisi par la furia biographique qui s’est déroulée devant nos yeux. Encore que devant une telle hétérogénéité formelle (usage de tous les procédés possibles et imaginables du cinéma), visuelle (multiplication des régimes d’images) et le doute insinué par une personnalité aussi fantasque et transformiste que Caouette (en maître décadent du travestissement), tous ces dispositif de la figuration de soi -le journal filmé, l’autobiographie, l’autofiction- prennent une dimension quasi épique, loin d’un ronronnant et narcissique repli dans les arcanes de l’introspection. Narcissique, Tarnation l’est pourtant, mais à un tel degré de dévoilement, de mise en spectacle, une telle effervescence, un tel chatoiement de couleurs que « l’auto », d’ordinaire souvent dans le ralentissement, la réflexion, le silence des non-dits, prend l’allure d’une force vitale et devient, in fine, un sport.
Le film en effet ressemble à une grande lessiveuse d’images et de faits : Caouette lui-même, la découverte de son homosexualité, son goût pour les déguisements et les jeux de rôles qu’il affectionne déjà très jeune ; sa mère, splendide petite fille blonde à qui tout semble promis et qui sera détruite par des électrochocs, la dépression, la déveine d’une vie gâchée. C’est en quelque sorte une double biographie que Caouette nous soumet et à travers elle, à travers son désir de sortir de la damnation (tarnation), défaire le lien d’une reproduction névrotique du même. Caouette ne fait pas semblant d’ignorer que son film est aussi une énorme thérapie. Pas de faux semblants ici, pas de chichis, pas de mensonges puritains, mais au contraire une manière très « body art » de fonctionner, de faire de son corps un lieu traversé par le monde, par des éléments aussi bien internes qu’extérieurs. A tel point que Tarnation devient une sorte de romance américaine, le film d’une époque, d’une génération qui va au delà d’un travail d’ego.
Les mises à distance (les événements de la vie de Caouette qui s’inscrivent sur l’écran à la troisième personne), les musiques d’époque (l’utilisation de morceaux rock des années 70 et 80), les multiples déguisement de Caouette, nombre d’éléments élargissent le périmètre parfois étroit du moi pour aboutir à une étrange figure hybride, tout à la fois détachée et tourneboulée par cette centrifugeuse. Dommage qu’en dernière instance le film soit rattrapé un peu complaisamment par le psychodrame, même si rien ne pourra altérer ce qui plus d’une heure durant, aura brillé de mille feux.