Réalisé en 1993 par Yuen Woo-Ping, le plus grand chorégraphe d’arts martiaux en activité, Tai-Chi Master se base sur une intrigue d’une simplicité déroutante. Deux frères orphelins, expulsés du Temple du Shaolin où ils ont été élevés, se séparent jusqu’à devenir des ennemis mortels : Junbao (Jet Li) se lie à un groupe de rebelles tandis que Tianbao s’enrôle dans l’armée régulière. Sans être secondaire, l’intrigue de Tai-Chi Master reste en deçà de ce qui semble le plus motiver les ambitions artistiques de son réalisateur : des combats sans fin, monstrueux de virtuosité, qui s’enchaînent à la manière de fictions presque autonomes dans le film.
Baignant dans la tradition du wu xia pian, Tai-Chi Master repose sur des arguments mélodramatiques très traditionnels (la lutte à mort entre deux frères, l’arrière-plan politique chinois, les thèmes de la trahison et de l’apprentissage d’un art) tout en s’en détachant peu à peu. L’émotion qui naît du film tient essentiellement dans sa façon de se plier tout entier à la description d’un art martial méconnu, le Tai-chi. Fondée sur des préceptes contraires à ceux déployés par Tianbao (l’usage guerrier des arts martiaux), la technique du Tai-chi plonge dans une redécouverte pacifique de sa force intérieure : il n’est pas question pour Junbao d’apprendre à se battre mais de se fondre dans une sorte d’harmonie élémentaire et universelle (retrouver l’unité avec les éléments et énergies naturelles du monde).
Les scènes d’entraînement, où l’on voit Junbao littéralement dompter le vent, l’eau ou l’air sont les plus belles du film. Viennent ensuite les séquences de combat, les plus sidérantes qu’il ait été donné à voir sur un écran. Yuen Woo-Ping déploie jusqu’à la boursouflure son génie chorégraphique. Combats interminables, filmés comme des ballets, où les corps volent et se suspendent dans les airs, avec à chaque fois une idée supplémentaire, un petit détail qui donne à la scène un intérêt supérieur à la précédente. Ce principe du tourbillon visuel (toujours plus de forces, d’énergies, d’objets à utiliser comme purs artifices cinégéniques) fait la beauté foudroyante de Tai-Chi Master. Sans jamais sacrifier au drame pur, le film s’apparente à une gigantesque démonstration de force. Le cadre, peu à peu, s’emplit de grâce et d’émotion. Emotion moins due à l’étendue des thèmes archi-revisités qui se déploient dans le film, qu’au seul et unique principe formel qui le régit dans son ensemble : la captation du geste et du mouvement parfaits dans un grand champ de circulations et d’énergies incontrôlables.