La sortie de Syndromes and a century, après trois merveilles (Mysterious object at noon en 2000, Blissfully yours en 2001, Tropical malady en 2004), une multitude de courts-métrages (Worldly desires, Ghosts of Asia…) et d’installations promenées dans les galeries du monde entier, après toutes ces images et tous ces sons désirables, est davantage que la confirmation d’un talent hors normes, c’est déjà, récompensée, l’impatience d’un rendez-vous. Syndromes and a century ne convertira peut-être pas les ultimes réfractaires aux douceurs thaïs, mais qu’importe : à ceux qu’enchante le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, qui goûtent ses propriétés réconfortantes, Syndromes and a century sera le baume idéal. Le pansement appliqué aussi sur la relative, mais très sensible baisse de forme des grands auteurs asiatiques des années 90 – Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang, dont on se fatigue un peu, Wong Kar-wai et Takeshi Kitano, tous deux presque en perdition. Il est heureux que Weerasethakul ait tourné son premier long-métrage en 2000 : la coupure avec le cinéma de la décennie précédente, beau mais périssable, n’en est que plus nette.
Syndromes and a century semble être le film le plus personnel de son auteur. Au moins parce qu’il convoque sa biographie. Fils d’un couple de médecins d’un petit hôpital de campagne, Apichatpong a grandi parmi les remèdes et les diagnostics. On connaît déjà son goût pour la consultation et la pommade (Blisfully yours les avait abondamment évoquées), les peaux abîmées que l’on réconforte d’une caresse, le baume au cœur, tous symptômes et toutes guérisons qui forment la courbe des maladies d’amour. Selon le schéma narratif auquel il nous a habitué (dans Blisfully yours et Tropical malady), et pour la dernière fois annonce-t-il, Weerasethakul coupe son film en deux, comme un fruit. Première partie, inspirée par la vie de ses parents : dans les années 60, dans un hôpital de campagne, une jeune médecin ne répond pas aux avances gentilles d’un collègue, et se souvient de son histoire avec un expert en orchidées. Deuxième partie, aujourd’hui à Bangkok, la même jeune femme, le même amoureux timide, et un autre homme, qui va rejoindre sa fiancée à la campagne. Et puis, d’une époque à l’autre, un moine bouddhiste persécuté par des poulets, son disciple qui aurait aimé être DJ, un dentiste chanteur de variété ému par le jeune moine, deux mamies docteurs portées sur la bouteille, un jeune malade délicat.
La grande joie que l’on éprouve envers l’apparition d’Apichatpong Weerasethakul est à la mesure de nos attentes quant à la capacité du cinéma à trouver les mots et les images pour décrire notre temps. Mille signes indiquent que le XXIe siècle sera affectif, notamment par rapport à l’usage de la technologie, ainsi que l’avaient prédit Be with me d’Eric Khoo et The World de Jia Zhang-ke. Qu’il y sera également question, non d’un repli, mais d’un refuge dans le paysage initial de la nature, succédant à la prééminence de la ville dans les années 90 (cf. Malick, Ferran, Gus Van Sant…). A cela, le cinéaste thaïlandais apporte son goût pour l’inattendu des rencontres : bonze et dentiste, tigre et soldat, pommade et orchidées, bouteille de whisky planquée dans une prothèse. On ne sait jamais vraiment pourquoi l’on se sent si bien en regardant ses films, quelle est cette impression de quiétude qui jamais ne verse dans le béat ou le mièvre, mais offre des ressources inconnues face à la dureté de la vie, à l’amour qui va puis s’en va, à la peur de mourir. Dans ces films, on parle bas, les regards sont profonds, et les peaux nourries à nouveau par les pommades. Le cinéma veille, son dispositif s’allège, s’accroche aux lianes, se fond dans le décor – et on n’avait jamais vu cela, l’éblouissement est toujours nouveau, un même enchantement s’élève toujours : douceur des surprises, tranquille soleil.