D’Antoine Boutet, on connaissait le précédent film, fort beau : Le plein pays. Un titre à la fois net et énigmatique, lequel s’avérait en fait une fameuse chanson de Brel, passée au filtre des marmonnements d’un fou que Boutet accompagnait dans des grottes françaises où, seul au monde, il pratiquait son art brut. Sud Eau Nord Déplacer est un titre tout aussi mystérieux, mais lui non plus ne tarde pas à révéler son secret : c’est le nom, littéral, d’un projet démesuré visant à détourner plusieurs courants d’eau du Sud de la Chine afin d’irriguer un Nord aride.
Captivant, le film l’est en premier lieu par l’épaisseur factuelle de son sujet, la radiographie vertigineuse qu’il opère sur le pays : sa grande bureaucratie centralisée et tentaculaire, le joug encore perceptible de la politique rigoriste du Parti. Enquêteur sérieux, Boutet n’en oublie pas pour autant d’être fin plasticien, sensible à la cinégénie généreuse de la géographie chinoise. Avec son introduction à l’abstraction sidérante, sorte d’exposé sur la terraformation, Sud Eau Nord Déplacer a raison de se laisser séduire par cette gigantesque opération de bouleversement topographique, prétexte à un grand imagier de science-fiction documentaire — paysages lunaires, chantiers prométhéens, échafaudages en fractales, bestiaire industriel.
À si bien prendre le pouls de la lithosphère, Boutet ne peut que se montrer plus conventionnel au moment d’écouter les hommes. Trop vite, Sud Eau Nord Déplacer paraît se transformer en banal reportage sur la Chine, détaillant par le menu (et la liste est salée) en quoi ce goût pour le domptage et le viol de la nature s’assouvit 1- au risque de toutes les catastrophes ; 2- toujours aux dépends de la population, dont les affres terribles mais discrets constituent la partie centrale. Néanmoins, le cinéaste sait se retenir et ne fonce pas tête baissée dans la dénonciation Canal +, sentant bien que ce projet controversé génère à son insu un lot de réactions citoyennes, permettant à la Chine de faire avancer un autre chantier, politique lui — celui de la démocratie.
Si l’on reste sur notre faim, c’est surtout parce qu’on sent bien que, balisé comme une enquête, le film s’empêche de faire cohabiter toute la monstruosité équivoque de son sujet, laissant filer un Leviathan en terre chinoise qui, à n’en pas douter, eût été davantage à la hauteur de l’entreprise.