Dans une Amérique qui exhibe le plus souvent un visage lisse et policé, Todd Solondz fait figure de poil à gratter, voire d’éponge Spontex. En effet, on connaît peu de cinéastes aussi subversifs, aussi implacables, aussi jusqu’au-boutistes que le père Solondz (rien à voir avec Sam Mendes, réalisateur de l’hypocrite American beauty). D’ailleurs, le malin plaisir que prenait le cinéaste à exécuter les héros de Bienvenue dans l’âge ingrat et de Happiness, sans leur laisser la moindre chance de survie, pouvait en rebuter plus d’un, notamment tous ceux pour qui le désamour ou le mépris des personnages est péché mortel dans la « grande secte du Septième Art »…
Disons-le tout de go, Storytelling s’adresse en priorité à ceux-là. Car si les deux histoires « Fiction » et « Non-fiction » qui composent le film n’ont absolument aucun point commun narratif -et le cinéaste lui-même recommande chaudement de ne pas en chercher-, elles mettent néanmoins toutes deux en abîme « l’éthique cinématographique » de Todd Solondz. Mise en scène assez dépouillée, technique affûtée du dialogue, situations pathétiques, personnages pitoyables (au sens premier du terme), on retrouve dans Storytelling tous les ingrédients « solondziens », avec une nouveauté de taille : le récit engendre sa propre dénonciation. Une étudiante en littérature raconte ses déboires avec son professeur dans une nouvelle qu’elle lit en classe devant le principal intéressé… Et tous ses petits camarades de l’assassiner sur l’air de : « Tu caches la terrible vacuité des personnages sous un monceau de noirceur et de perversité », ou bien : « Pourquoi créer des personnages si négatifs ? Ça devient beaucoup trop cliché ! ». De même, lorsque Toby montre à une amie les premières ébauches de son documentaire, consacré aux adolescents d’aujourd’hui, il s’entend poser la question cruciale, essentielle : « Aimes-tu les gens que tu filmes ? Ou est-ce que le cinéma n’est qu’un moyen pour toi d’affirmer ta supériorité sur eux ? »…
On le voit, Todd Solondz n’a de cesse pendant Storytelling d’interroger son rapport aux individus filmés et, par extension, c’est notre propre regard qui semble être remis en cause. Le film aurait alors pu sombrer dans une démonstration de petit malin, cynique et méprisante au possible, renforçant encore davantage les préjugés à l’encontre du cinéaste. Mais non, car le plus beau dans tout ça, c’est que Solondz ne filme pas en vain et qu’il tient compte, contre toute attente, des leçons de son long métrage. Au lieu de poursuivre le jeu de massacre jusqu’au bout, il nous offre un final sobrement émouvant, révélant in extremis l’humanité de ses personnages.