Mais où est Luke ? En ouvrant son immémorial générique sur pareille interrogation, Le Réveil de la Force situe d’emblée son programme. Soit, moins celui d’un retour aux sources que d’une quête des origines, laquelle déploierait autour de cette grande absence un jeu de pistes aux horizons multiples : pour la saga, retrouver son héros ; pour le spectateur, sa madeleine d’enfance ; pour Hollywood, un Graal de l’entertainment juteux. On le voit bien, le défi est à la fois riquiqui et énorme, miné de toutes parts et porté par un espoir communicatif, lequel n’aurait pas suscité une attente si exponentielle s’il n’avait trouvé sur son chemin le réalisateur idéal pour l’incarner.
C’est qu’en dix ans et quatre films baignants dans des imaginaires reçus clefs en main (Mission Impossible, Star Trek, les productions Amblin avec Super 8) , J. J. Abrams se sera moins distingué par ses marottes de cinéaste (des flares, du deuil, des récits supersoniques) que par sa capacité à inventer un logiciel de mise en scène spécifique pour chaque projet. Ce statut de super-mécanicien, à même de débrider des franchises qu’on pensait rouillées et vouées à la casse, l’installe dans un entre-deux encore trouble, à la croisée de l’auteur invisible et du recycleur opportuniste. Un statut ingrat dont Abrams a pourtant décidé de faire sa zone de confort, où le souci d’expérimentation le plus ludique se mêle à la certitude d’une efficacité maximale. Car si le cinéaste a de quoi être modeste (il sait que, dans l’histoire de l’entertainment, il débarque après un état de grâce lointain, très lointain), il a aussi bien des raisons d’être arrogant, installé comme il l’est au sommet d’une industrie hollywoodienne ayant décidé, à travers cette franchise dont il chapeautera la production jusqu’à son terme, de confier à son expertise l’un de ses plus gros chantiers.
À l’heure où le blockbuster semble n’avoir plus d’intérêt que dans ses extrêmes (pôle nord : la gravité sentencieuse et les circonvolutions narratives d’Interstellar ; pôle sud : les aberrations formelles Speed Racer et Mad Max), Abrams opte ici pour les sentiers désertés de la vieille école, assumant sa légèreté de serial avec premier degré, sans aucun effet de distance ou de réflexivité. C’est la première surprise de ce Réveil de la Force : pour un film à ce point cerné par les enjeux, le récit jouit d’une sensation inattendue de légèreté — si élégante, si naturelle, qu’on n’y prendrait presque pas garde. Avec fluidité et générosité, Abrams digère tranquillement son énorme cahier des charges, gomme discrètement tous les péchés artisanaux de la saga (interprétation bancale, dialogues impayables, filmage monolithique) sans jamais renier son socle de série B. D’où un sentiment de ravissement total, mais beaucoup plus diffus que prévu : la sublimation du récit de renaissance vendue par les trailers (tout en allumage de mèches nostalgiques et démonstrations de force visuelles) se retrouve étiolée dans le bain tranquille d’une narration horizontale et presque négligente, où tout advient par hasard, pousse comme des herbes folles et s’emboîte comme par magie.
Après la prélogie opératique de George Lucas, beau précis de manipulation politique empêtré dans une tragédie intime bancale, Star Wars semble aspirer à redevenir un corps sain, à l’entrain communicatif et à l’humeur bourgeonnante, au diapason d’un récit tout entier porté par l’excitation de remarcher sur les traces de sa propre légende. L’histoire est ainsi délibérément la même que dans Un nouvel espoir : égaré dans le désert, un droïde renfermant dans ses circuits le secret d’une aventure tombe nez à nez avec une orpheline à qui cette rencontre permettra 1- de réveiller en elle l’héroïne ; 2- d’ouvrir un destin qui, elle le sentait, ne pouvait se jouer qu’aux confins de l’espace. Mais en lieu et place d’une odyssée individuelle en ligne droite, Le Réveil de la Force pulvérise son intrigue en la redistribuant aléatoirement à tous ses personnages, trouvant dans une multitude de tentatives et d’improvisations le moteur de son récit. C’est la seconde surprise du film, au fil duquel les destinées restent constamment en pointillées et où personne n’est jamais trop sûr du rôle qu’il aura à tenir.
Ainsi du bad guy et figure la plus intéressante de l’épisode, Kylo Ren. Moitié-Sith moitié-djihadiste, tiraillé par des origines qui lui font supporter le poids tragique des deux anciennes trilogies, il est une espèce de baby Vador majestueux mais indécis, hésitant à faire le grand pas vers le mal sans retour, pris de coups de colère qui lui font éclater les murs avoisinants à coups de sabre laser, comme un garçon impulsif arracherait les posters de sa chambre. Ce personnage à peine sorti de sa coquille offre au film l’une des ses plus belles idées quand, caché derrière un masque à gros vocodeur (qui dit tout l’effroi de ne pas être à la hauteur de ce modèle), celui-ci finit par se débarrasser de ce gadget nostalgique, embrassant son destin d’âme damnée au prix d’un double meurtre du père. La beauté tâtonnante et inaccomplie du Réveil de la Force consiste ainsi à faire de son horizon de revival archéologique un petit jeu de transactions à la fois concret et symbolique, faisant de la découverte de ses reliques l’échafaudage improvisé de ses péripéties : de même que les destinées et les missions se retourneront et se redistribueront, les vestes, les droïdes, les vaisseaux et les sabres glisseront de personnages en personnages, gonflant leurs propriétaires d’un courage ponctuel avant de filer sans ménagement vers un nouveau titulaire.
La Force elle-même — dont le titre sonne l’avènement balbutiant — s’en trouve désacralisée et démocratisée, réduite à une sorte de MacGuffin mythologique, un mojo héroïque que plus personne ne maîtriserait complètement mais qui concernerait tout le monde, comme s’il s’agissait de réalimenter une machine entière à l’aide d’un même fluide. Alors qu’Abrams nous avait habitué à des films d’actions pleins mais si virtuoses qu’ils semblaient se consumer sous la pression de leur propre vélocité, le cinéaste met en veilleuse cet art du crépitement et de la vitesse totale en calibrant sa mise en scène sur la vista branlante de ses protagonistes — soit trop vieux, soit trop jeunes pour briller complètement. D’où une palanquée de scènes d’actions bredouillantes et presque suggestives, emballées dans une simplicité fuyant toute sophistication (briefing de quinze secondes, combats avortés), où il s’agit moins pour les protagonistes d’exprimer l’étendu d’une virtuosité que de s’étonner d’une propension encore vierge à l’exploit.
Remettant la franchise sur les rails de l’insouciance, le créateur de Lost prend par ailleurs un soin maniaque à ne jamais lui faire de l’ombre. Et c’est là que la bienveillance du showrunner reprend ses droits sur les prétentions du réalisateur : alors qu’Abrams est en mesure de réaliser le space opera définitif, il se laisse contaminer par un idéal de storytelling plus grand. Premièrement, en ne bombant jamais le torse devant son prédécesseur (s’achevant comme Un nouvel espoir sur l’attaque d’une super-installation militaire, Le Réveil de la Force traite l’assaut a minima, comme pour ne pas égratigner l’aura de l’original) ; deuxièmement, en n’intimidant pas la nouvelle garde — le film se retient ainsi du moindre coup de force, comme pour mieux inviter les deux prochains opus, réalisés par Rian Johnson et Colin Trevorrow (40 ans à peine), à faire feu de tout bois.
Refusant d’offrir à Star Wars son opus magnum, Abrams respecte dès lors l’ADN subtil de la saga, dont le succès n’a jamais reposé sur une série de masterpieces propice aux révolutions visuelles et aux expérimentations figuratives, mais davantage sur un cercle vertueux de sensations et de réminiscences, un réservoir d’icônes et d’affects à remodeler, une sorte de jardin secret universel, où doivent pouvoir continuer de pousser à l’unisson les fantasmes de tous les spectateurs. Si Le Réveil de la Force rallume la flamme avec une maestria prévisible, il se conclut donc avec l’idée que la franchise demeurera à jamais un mirage strictement performatif, sans cesse en quête d’une grandeur qui obligera les nouvelles générations à puiser leur force dans le coeur chaud mais incorporel du souvenir de l’original. Un aveu modeste, presque dérisoire, mais tout entier transcendé par l’émouvant face à face sur lequel se ferme le film.
À la fois rayonnant et enseveli sous les incertitudes, ce plan final a surtout l’inestimable mérite de dévoiler à la saga le secret de sa propre immortalité. Grâce à lui, Star Wars ne sera peut-être plus envisagé comme l’odyssée intergalactique ultime qu’elle n’a jamais été, ni comme l’œuvre dévoyée d’un créateur mégalomane, et pas plus comme une mythologie sacrée protégée par des fan(atiques), mais comme la simple et universelle histoire des héritages : celle des promesses de destins grandioses et homériques, éloge toujours rejoué des imaginaires solitaires et des courages inemployés. Une histoire idéalement reflétée par la trajectoire de ce sabre laser qui, d’un film à un autre, aura glissé de main en main à la recherche de tous ses orphelins. L’occasion pour chaque génération de révéler à celle qui la suit, à celle qui la précède, que la grandeur dont cette relique a un jour gonflé leur âme n’a peut-être été qu’un fantasme, mais que sa magie fragile trouvera toujours matière à se reformuler.
Très pertinent.
Très pertinent.
Mounir Alout
Mounir Alout
Votre texte est parfait Monsieur Chanblot. May the force be with you
On peut quand même regretter que « ni sur le plan du récit, ni sur celui des effets visuels, ni sur celui des idées Le Réveil de la force ne comporte la moindre innovation » (Jean-Michel Frodon pour Slate). Ici, vous partagez ce constat mais êtes moins enclin à le déplorer. Pour ce qui est de la « timidité » visuelle on pourra c’est vrai saluer chez JJ. Abrams un certaine sens de la sobriété. Le Réveil de la Force est radicalement plus classieux que la trilogie précédente (épisodes I II et III), au risque de laisser indifférent.
Ce qui ennuie vraiment, et qui endort même, ça n’est pas cette direction artistique « de bon goût », c’est le triste manque d’enjeu narratif. L’histoire très pauvre est portée par un scénario d’une paresse ahurissante qui n’est rien d’autre qu’une de succession de deus ex machina. Oui » tout advient par hasard, pousse comme des herbes folles et s’emboîte comme par magie », et c’est dommage. Les personnages donnent l’impression de vagabonder sans rien vouloir… et pourtant tout advient. Étrange impression de voir un récit habité par des automates, un récit bien peu humain où la mort ne fait naître aucune émotion.
Le ratage global est d’autant plus regrettable que l’entrée en matière, la présentation successives des deux protagonistes, est très réussie. La scène de raid militaire qui est à l’origine de la prise de conscience de Finn est d’une violence finement dosée, elle permettra notamment aux plus jeune spectateurs d’envisager ce que peut être la guerre et les traumatismes qu’elle fait naître. Une sorte de version « tout public » de la scène d’introduction de The Hunted (William Friedkin).
Mais c’est quand Abrams va puiser chez Miyazaki qu’on trouve la séquence la plus précieuse de ce Réveil de la force : Rey, être solitaire, volontaire et pure, tout à fait conforme au portrait de l’héroïne miyazakienne, s’aventure dans les vestiges d’un Destroyer exactement à la manière d’une Nausicäa explorant la carcasse d’un ômu. Le parallèle, qui pouvait déjà être fait avec les images du trailer, est troublant. On sort de cette structure pour « retrouver le désert », toujours le paysage de l’individu abandonné dans Star Wars; Rey s’asseoie sur une planche pour descendre comme sur une luge au pied d’une gigantesque dune. Dans ces quelques minutes touchées par la grâce, il y a la promesse d’un grand film qui hélas, deux heures plus tard, se révélera n’avoir été « qu’un tout petit film » (Jean-Michel Frodon pour Slate).
Une des rares fois ou je suis en total désaccord avec l’ensemble des critiques presse, à me demander si on a vu le même film o.O.
« »Abrams gomme discrètement tous les péchés artisanaux de la saga (interprétation bancale, dialogues impayables, filmage monolithique) « » » sérieusement ?? Les acteurs sont sans charismes et les dialogues sont digne d’un gros nanar. Pour ce qui est de la réalisation, quelques plans sympa au début..
Critique écrite par un Ewok, chro reprends toi.
« Star Wars ne sera peut-être plus envisagé comme l’odyssée intergalactique ultime qu’elle n’a jamais été, ni comme l’œuvre dévoyée d’un créateur mégalomane, et pas plus comme une mythologie sacrée protégée par des fan(atiques), mais comme la simple et universelle histoire des héritages : celle des promesses de destins grandioses et homériques, éloge toujours rejoué des imaginaires solitaires et des courages inemployés. Une histoire idéalement reflétée par la trajectoire de ce sabre laser qui, d’un film à un autre, aura glissé de main en main à la recherche de tous ses orphelins. L’occasion pour chaque génération de révéler à celle qui la suit, à celle qui la précède, que la grandeur dont cette relique a un jour gonflé leur âme n’a peut-être été qu’un fantasme, mais que sa magie fragile trouvera toujours matière à se reformuler. »
… un peu comme Chro ;)