Première suite donnée par J.J. Abrams à l’un de ses propres films, Star Trek Into Darkness est une épreuve du feu pour le cinéaste : elle le confronte cette fois à son propre héritage. Défi inédit, pour lui dont l’art est de prendre en marche des trains-fantômes, et de les relancer à plein régime, fort d’un regard neuf de fils prodigue. Ici, le légataire d’Hollywood doit réactiver une machine déjà sienne, celle du Star Trek de 2009. Abrams avait alors su dominer un territoire balisé, esquissant une fable sur l’héritage, et fondant ainsi sa propre condition d’auteur dans la mythologie de la série. On attendait donc cette suite au tournant : à quoi ressemble le film d’un JJA succédant à lui-même, plutôt qu’aux anciens ? Que se passe-t-il quand le même homme tient les rôles d’héritier et de père supplanté ? Si Abrams pratique une sorte de cinéma au carré, Star Trek Into Darkness s’avance comme un drôle de blockbuster au cube – la réinvention d’une réinvention.
Plus largement, le défi semblait annoncer une nouvelle étape dans la refonte du film d’action entreprise par Abrams. S’il a fait de la continuation sa poétique, ce n’est pas seulement par cynisme ou par principes narratologiques (sa fameuse théorie de la mystery box, on y revient). C’est aussi parce qu’il comprend combien la pop-culture est un jouet malléable et, par essence, une invitation au recyclage. Travailler avec des canevas préétablis permet de déployer des autoroutes sur lesquelles filent récits, codes et conventions, les films n’ayant plus qu’à affiner les arrière-plans où gisent leurs véritables obsessions ; les contrées étant déjà familières, le public est (supposément) apprivoisé d’avance. Dans le cas précis du cinéma d’action, le système permet d’inventer une écriture épique procédant par bribes de mémoire, par réminiscences : l’intrigue étant ramenée à une sorte de partition bien connue, l’action devient autonome. Elle n’est plus que vitesse abstraite, parfois confuse et fragmentaire – l’oeil captivé comble les manques, recompose le sens des gestes héroïques en puisant dans un vaste imaginaire. Tailler une œuvre dans la mémoire du récepteur, c’est donc le propre de la pop-culture : comme une rockstar élude les paroles d’un tube pour laisser chanter la foule, J.J. Abrams a inventé une forme d’épopée lacunaire dont les embrayages logiques sont laissés à l’appréciation du spectateur, évaporés au profit de l’extraordinaire, ou au contraire, du détail poétique et faussement anodin (c’est le moteur même deLost). Super 8 assumait ainsi de ne courir qu’après une toile de fond Amblin, dont le maniérisme et les effets spéciaux racontaient davantage que le récit officiel ; les personnages du premier Star Trek, comme ceux de M:I 3, étaient saisis en action constante (les corps de Tom Cruise et de Chris Pine ne cessaient de s’agiter), comme si leurs portraits, inscrits depuis toujours dans les inconscients, n’avaient pas besoin de s’esquisser.
Mais Into Darkness peine à tenir ces belles promesses. D’abord parce qu’Abrams ne peut s’empêcher de traiter le principe de la mystery box comme un concept en soi. Cette idée que l’arrière-plan importe plus que le mystère central, finalement banale (et utilisée instinctivement chez presque tous les maîtres du cinéma de genre), se déguise chez lui en recette implacable. Comme ses précédents films, celui-ci s’offre avec un présupposé vaguement postmoderne : tout n’est que McGuffin, et le public a désormais accepté cette fatalité. JJA et Lindelof s’autorisent donc à balayer les conventions avec arrogance, en tayloristes négligents. Froidement calculée et appliquée, la mécanique est presque à nu : le film ébauche une menace terroriste convenue (où se retrouve la tarte à la crème du post-11 septembre), rail squelettique sur lequel s’élance le vrai projet des auteurs. A savoir, comme toujours, dresser une toile de fond (le rapport à l’humanité des personnages principaux) et relever un grand pari technique (redéfinir les possibles du space opera, en termes d’espace, de géométrie). Le problème, c’est que dans cette addition scolaire, le récit sous-terrain, l’agenda cachése retrouvent eux aussi engloutis par la mystery box. Assimilé par elle, le fameux arrière-plan devient à son tour un McGuffin idiot.
D’où vient que les « ambitions cachées » d’Abrams, et le récit raconté en sous-main semblent aussi ectoplasmiques ? C’est que les auteurs ont une vision si forte de la mythologie comme prétexte, comme outil, qu’ils ne savent plus raisonner en termes de nécessité ni de fin en soi. Et que la fable racontée par l’arrière-fond, celle du triangle Kirk-Spock-Khan (un seul être éclaté en trois individus) renvoie Abrams à sa propre schizophrénie : devant ces fragments de personnage éparpillés, l’auteur ignore où se trouve son vrai héros, autrement dit son sujet. Il tente donc de leur offrir un traitement égal, chacun reflétant une face du même problème – l’un est trop humain, l’autre pas assez, le troisième incarne leur jonction ténébreuse. Mais aucun n’a droit à sa scène originelle, au tableau traumatique qui le hisserait au-dessus des autres et le désignerait comme héros. Into Darkness éclate en mille pistes qui s’entrechoquent avec le désir d’abstraction d’Abrams, réfugié peu à peu dans un space opera de plus en plus anarchique, visuellement somptueux mais parfaitement désossé : encore une fois, les enjeux ont disparu dans la mystery box. C’est aussi le revers de cette écriture épique propre à Abrams (mais aussi, très différemment, à Nolan ou Snyder), de ce cinéma d’action qui rêve d’être partout à la fois, et dont le montage archi-elliptique évoque moins un puits de souvenirs collectif qu’une parodie de cauchemar éveillé.
De Star Trek à Star Trek Into Darkness, quel héritage JJA s’est-il donc laissé lui-même ? Essentiellement celui de ses méthodes et de ses concepts, devenus des pièges. Film au cube, donc, copie d’une copie, Into Darkness n’a pas trouvé sa propre chair. Abrams, se présentant lui-même comme « un réalisateur sans style » en 2006 (il fallait entendre que c’était là sa plus grande force), semble parvenu à un degré de pouvoir et de liberté où, soudain trop hésitant, sa seule issue est de revenir à une forme d’artisanat, au respect d’une charte scrupuleusement conforme. Pas étonnant que l’avenir l’appelle du côté de Star Wars, par excellence la saga exigeant que des styles affirmés (Lucas, Kershner) s’effacent pour composer un bloc mythologique compact et entier. Chercher l’héritage que J.J. Abrams aura laissé dans Star Trek Into Darkness est sans doute peine perdue : implicitement, il est déjà en train de tourner Star Wars.