Absent du dernier palmarès cannois, selon une quasi-tradition du festival qui laisse le travail de Cronenberg à son splendide isolement pour la raison -tout à l’honneur du cinéaste- qu’il revêt rarement les atours diplomatiques des palmes et des prix (comment récompenser Crash ? que faire de ce curieux Spider ?), le dernier film de Cronenberg est peut-être son plus beau, oeuvre pleine et calme, où la fleur maladive de l’Etrange Canadien s’épanouit avec sérénité, sans effet. L’effroi advient de la couleur terne et du récit monotone. Le meilleur Cronenberg est celui qui crée la peur à partir d’un récit vidé de ses balises narratives et psychologiques. Ne reste plus que la tête qui pense et le corps qui suit. C’est Spider.
Pour finir avec l’anecdotique Croisette, on ajoutera que l’oubli de Spider peut être l’effet d’un excès de modestie de la part du président Lynch, ce dernier craignant peut-être de se prononcer pour un film si proche de son univers. En effet, de film en film, on finit par se demander qui est le plus lynchéen ou le plus cronenbergien des deux. Si Spider présente la quintessence de la patte Cronenberg, le personnage central est un frère de sang de la Camilla de Mulholland drive : comme elle, il revient sur le lieu du traumatisme, lieu du crime, scène originelle à partir de quoi tout sera élucidé ; comme elle, il part des sensations les plus simples pour faire le chemin à l’envers et comprendre son histoire. La poésie des deux films vient de l’empathie profonde des cinéastes envers l’errance de leur personnage. A Cannes, Cronenberg a pu dire : « Spider, c’est moi ! » et il est évident que cette histoire de schizophrène sur les traces affectives de son passé est une parabole assez juste de toute démarche artistique : chaos de sensations mal ordonnées, puis logique enfin trouvée pour le meilleur ou le pire, cette sacrée vérité, la signature de l’artiste.
Consignant consciencieusement ses moindres affects dans des feuilles qu’il cache sous les tapis, répétant les bribes des mots d’autrefois qui lui reviennent au hasard, rejouant les scènes d’enfance à partir de détails sonores et visuels prélevés ici ou là -un plat de boudin noir, l’engrais d’un jardin, le son des rires mauvais, une odeur de gaz, une histoire d’araignée racontée par maman- Spider fait irrésistiblement penser à la définition que Deleuze donne de l’art comme économie de moyens, rapprochant la démarche artistique de la vie d’un insecte, non pas l’araignée, mais la tique, qui n’a besoin que de trois choses pour vivre: « une extrémité, une source de lumière et une touffe de poils où elle se laisse tomber ». Or, ici, la force de Cronenberg réside beaucoup dans cette puissance tranquille qui avance sans forcer, qui puise dans l’infiniment petit et le peu de moyens ce qui fera progresser la matière de son film. C’était aussi le cas dans Faux-semblants où le cinéaste et le directeur de la photographie Peter Suschitzki cherchaient à créer des « effets spéciaux invisibles ».
Face à cette mise en scène qui épouse avec rigueur l’enquête studieuse du personnage sans trop s’occuper des « besoins » du spectateur, bousculé par cette logique du fou, on est conduit à une double position : d’abord, on cherche à recoller les morceaux mal disposés par le cinéaste/personnage, on tente un regard lucide sur le cas exposé ; mais, très vite, gagné par la musique étrange et folle du portrait, habitué aux superpositions des couches temporelles du récit, on en vient à adopter le désordre mental de Spider. C’est pour cette raison, qu’au moment où il découvre son mystère, on reste sonné comme lui. On retourne à la clinique. Bon qu’à ça.