Gobant les mouches, les yeux rivés au plafond, le petit Speed rêvasse pendant la classe. Il rêve de têtes à queues contrôlés sur des circuits enjambant les buildings champignons d’une ville rose et or, il rêve de pointes à 600 km / h, il se voit lui, plus grand de dix ans, au volant d’un bolide, maîtrisant parfaitement le diabolique virage avant la dernière ligne droite, matant avec doigté le terrifiant tremplin qui le sépare du drapeau à damier, et devant lui il y a un fantôme, son frère Rex, qui pilote aussi bien que lui, et plus vite encore peut-être, grand frère adoré qui a fini en bouillie dans la carcasse de sa fusée et qui là, dans le rêve du petit Speed, rayonne dans le cockpit de sa voiture, laquelle est transparente parce que le rêve du petit Speed a la forme d’un jeu vidéo, ces jeux de courses où quand vous faites un second tour il y a à côté de vous une voiture fantôme qui matérialise votre tour précédent. Figurer le frère mort et mythifié par cette voiture-fantôme est l’idée la plus géniale de Speed Racer, elle sanctifie cette séquence d’ouverture éblouissante qui ne s’arrête pas là puisque Speedy, rappelé à ses obligations scolaires par l’institutrice, fixe l’horloge de la classe métamorphosée en chronomètre et repart dans son rêve, 5, 4, 3, 2, 1… l’ultime ligne droite approche, Rex et Speedy sont roue contre roue, Speedy regarde son frère qui ne le voit pas, mi-spectre mi-souvenir évoluant désormais dans l’éther inaccessible de la légende, et qui accélère toujours tandis que ce freluquet de Speedy, trop heureux de se positionner un instant, rien qu’un instant, sur la même ligne que le défunt champion, lève le pied à quelques encablures de l’arrivée pour ne pas abîmer le mythe et entraver le triomphe de la mort, qui a offert à Rex son destin. Mais on est en classe, l’heure tourne et Speedy doit finir son interro, plus que quelques minutes pour remplir les cases du QCM, le crayon s’agite à toute allure, semble gribouiller à la va-vite, se lève enfin sur le sourire du cancre et voilà que vues du dessus les cases noircies forment un ultime appel aux ténèbres : R E X.
Il faudra bien les 2 heures 07 du film pour se remettre de cette scène, et pénétrer dans cette aventure adaptée d’un dessin animé japonais des années 60. Le scénario de Speed Racer semble complètement débile (Speed devient un champion aux prises avec l’avidité de méchants promoteurs), en fait il est juste simple et manichéen. C’est un film pour enfants, fait pour eux, même s’il n’est pas dit que les bambinos accrocheront à cette farandole psychédélique, grand feux d’artifice pop et acidulée, fontaine de pixels en fusion sautillant d’une gerbe de couleur à une autre, dans ce qui ressemble parfois à une publicité pour une imprimante couleur. Les Wachowski, qui avaient bousculé les codes du cinéma d’action avec la trilogie Matrix, ont fait un beau film orphelin sans parents (le film ne peut que s’approcher au plus près du fantasme du dessin animé) ni enfants (difficile de s’imaginer ingurgiter pareille potion à la chaîne).
Le spectre d’une infamie chromatique traumatisante façon Spy kids traîne dans les parages, mais la malice teigneuse et gueularde du moutard de la famille (Young Speed, et son babouin sous acide) donne le ton : davantage que dans l’étude de la vitesse, la furie du film se donne plutôt ailleurs, dans une espèce de brutalité soyeuse qui fait dire des trucs insensés à Melvil Poupaud, improbable commentateur survolté (« putain de sa mère, il a un flingue ! »), et léviter dans quelque fluide invisible le velouté d’une étoffe, la courbe d’un casque ou d’un virage, la chute interminable d’une voiture dans un ravin enneigé. La beauté sucrée de Speed Racer est celle moins aimable de deux ou trois séquences du fâcheux facho 300, autre film colonisé par un imaginaire excessif et tendancieux, autre pluie numérique sacrifiant à son histoire débile la vigueur charnue de ses images. Dans Speed Racer et 300, dans Sin City aussi, on pourra dire sans risque que se joue un certain avenir de l’image : comment elle se décompose ici pour se recomposer ailleurs, dans un nulle part sans consistances mais ouvert à d’autres affects, mélancolie décharnée ou exaltation de la force, amour de la vitesse, des vecteurs, des formes sans contenu ou des décors sans fin. Mais qu’importe, parce qu’il ne s’agit aujourd’hui que de monter dans des bagnoles et de foncer dans le présent absolu d’un manège sans dehors, un pur locus solus habité par rien sinon par une énergie hurlée, des mouvements hirsutes et sans épaisseur sur fond de tapisserie criarde. Il faut aimer la beauté fractale et pauvre de Speed Racer comme on recueille une boule de Noël tombée d’un sapin : pauvre, nue et inutile malgré ses atours flashy, elle trône dans sa souveraineté sphérique et creuse, mais il reste suffisamment de paillettes sur sa carrosserie pour retourner rêvasser à cette fin de course d’anthologie où Rex Racer le virtuose réussit une figure inédite pour dépasser son rival, risquant la mort qui le rattrapera plus tard, fidèle à son style de patineur fonceur, speed, racé.